Avis sur le livre : Histoire de la souffrance, 1 : Ames
Difficile de ne pas saluer l’ambition, la ténacité, voire le courage de Tristan Garcia. Aux sujets dans l’air du temps, qui lui auraient assuré, après "La Meilleure Part des hommes", le statut d’écrivain sociologue commentant les soubresauts de notre époque, le romancier préfère, avec Ames. Histoire de la souffrance I, les vies condamnées à l’oubli par l’histoire mondiale officielle et héroïque. On suit ainsi, par exemple, les mésaventures de « l’Aveugle » et « les Yeux verts », au XIIIe siècle avant notre ère, en Méditerranée. Une vie d’« hommes infâmes », comme aurait dit Michel Foucault, qui laisse la place, dans le chapitre suivant, à celle de Huli Liu, dans le royaume de Wu, au Ve siècle av. J.-C. Lequel est un ancien roi qui a tout oublié de sa vie antérieure. Plaçant sa confiance dans les vertus du souffle épique pour emporter son lecteur, auquel il s’agit de prouver que la littérature (assimilée à la puissance narrative) n’est pas morte, le romancier parcourt, avec une générosité remarquable, les limbes de l’histoire, où errent les âmes des vaincus. Si l’on peut discuter le fait d’opposer aux discours sur la mort du roman la croyance renouvelée dans la force des grands récits, cette prise de position reste stimulante. Plus difficile à tenir, au long cours, le choix esthétique de Tristan Garcia de traiter sur le mode épique des personnages et des faits qui résistent par nature à l’exemplarité, rend la lecture du roman parfois un peu laborieuse. Pour lire ces Ames, il faut le vouloir. C’est tout autant la force du roman, qui parie sur l’intelligence et la bonne volonté du lecteur, que sa limite.
Florence Bouchy, Le Monde