Des gens du monde
Il y a vingt ans, Catherine Lépront a été infirmière libérale dans un petit village de Charente-Maritime, Nieul. Elle avait vingt-sept ans. L’expérience a duré cinq ans. Après avoir travaillé à l’hôpital, elle avait, en effet, décidé de s’installer dans une région défavorisée socialement, rurale, pauvre, au bord de la mer. Les usines ferment, la pêche ne rapporte plus, la population vieillit. On construit des cités, des logements sociaux, le paysage pourtant reste beau, surtout sous le regard poétique de l’auteur, alors jeune femme pleine d’énergie, de générosité, d’attention. Elle vit seule avec deux petites filles en bas âge. C’est le médecin du coin, le Docteur Rivière, qui l’a convaincue de travailler là.
Le livre, admirable, émouvant, raconte cette vie de “tournée”, du matin au soir, heure par heure, année par année. Les chapitres sont des portraits, ou plutôt des tableaux. Et l’ensemble constitue un roman assurément, un roman d’analyse humaine et sociologique, avec des personnages saisissants, mais aussi une étude de la vie pauvre, à la fois au sens balzacien (“étude de la vie de province”) et au sens sociologique. Le livre pourrait avoir sa place dans la collection “Terre humaine”, à côté d’ouvrages mémorables. Mais l’écriture est d’une telle force poétique et émotionnelle qu’on est, bien sûr, au cœur de la littérature.
Les personnes que l’auteur soigne appartiennent à toutes les classes d’une population habitant dans un village et aux alentours. Étant donné la région, il y a des pêcheurs, des ostréicultrices, des jardiniers, des cultivateurs, des ouvriers, mais aussi des tziganes de passage, des bigotes, des châtelaines abandonnées, des notables, le maire, des chiffonnières, des sans abri qui se réfugient dans une abbaye à l’abandon, des gens de maison, des putes à marins, des femmes de ménage, la maîtresse d’un curé qui lui a fait deux enfants... Enfin, tout un univers.
On est en 1980, Mitterrand va être élu : espoirs démesurés, craintes névrotiques. Par touches élégantes, vives, humoristiques, mais surtout très profondément humaines, Catherine Lépront décrit la vie d’un village avec, pour dominantes, la maladie, la mort. Mais toutes les maladies ne sont pas mortelles: souvent la visite de l’infirmière est celle d’une jeune amie, d’une confidente.
La vie personnelle de l’auteur n’est évoquée que très indirectement, car là n’est pas l’objet du livre. il y a de brefs retours à l’enfance: le grand-père, médecin, modèle de l’auteur (qui lui a consacré son livre le Passeur de Loire), et la grand-mère, exemple d’humanité. Ce n’est pas un livre compassionnel (car il y a des coups de patte un peu agressifs et le regard de Catherine Lépront. est parfois dur, impitoyable), mais il manifeste une compréhension unique de la souffrance, de la détresse, de la folie. Folie de la mort attendue (Eulalie), de la mort niée (Marguerite, vieille femme qui est restée fidèle à son fiancé mort en 1914), de l’amour pour un enfant, de la maladie conjurée... Étrangetés: un homme qui change de sexe et se fait injecter des hormones, une dame de compagnie hommasse et sympathique, la maquerelle Lily Macao... Personnages pittoresques à la Tati: un facteur toujours saoul, un gendarme espérant toujours verbaliser... Modèles de véritables sains: la chiffonnière polonaise Chaya Dolorosa, ou Louise la Servante.