Une amitié absolue
Edward "Ted" Mundy est guide touristique au château de Linderhof en Bavière. Grand, dégingandé, la cinquantaine, cet Anglais placide, qui mène enfin une vie tranquille en Allemagne avec sa compagne turque Zara et le fils de celle-ci, voit soudain resurgir son passé au beau milieu d’une visite guidée en la personne de Sasha, avec lequel il avait perdu tout contact depuis douze ans.
Commence pour lui et pour le lecteur un long flashback retraçant tout le parcours de Ted : sa naissance dans l’Hindu-Kush le jour de l’indépendance du Pakistan, la mort en couches de sa mère, la lente déchéance de son père, major dans l’armée britannique, son retour au pays, sa pénible scolarité en école privée, ses études à Oxford et son arrivée à Berlin en pleine période d’activisme révolutionnaire.
Il y rencontre Sasha, un Allemand de l’Est à la tête de ses pittoresques agitateurs qui l’entraînent dans leurs actions commando, ce qui lui vaut arrestation, passage à tabac et expulsion du pays. Après s’être cherché une vocation de littérateur, il est embauché par le British Council, épouse une militante au Parti travailliste.
Chaperon d’une troupe de jeunes acteurs anglais en Europe de l'Est, il voit son destin croiser à nouveau celui de Sasha : celui-ci lui fait passer des renseignements aux Services secrets anglais, tout en faisant croire à ses supérieurs de la Stasi qu’il recrute Ted pour leur camp. La chute du Mur de Berlin marquera la fin d’une longue et fructueuse opération d’agent double.
Retour au présent : Quand les deux "amis indéfectibles" se retrouvent, sept semaines après la fin officielle de la deuxième Guerre du Golfe, Sasha enjoint Ted de rencontrer son richissime mentor, Dimitri, qui envisage de fonder une « contre-université » pour libérer le savoir universel de l’emprise des multinationales américaines, responsables selon lui de l’appauvrissement intellectuel des peuples et de la manipulation des esprits à seule fin d’imposer leur idéologie capitaliste dominante. Séduit par ce noble projet mais néanmoins soupçonneux, Mundy s’en ouvre à un ancien contact de la C.I.A. Mais les temps ont changé, les anciens soldats de la Guerre froide ont fait allégeance à de nouveaux bailleurs de fonds et, lors d’une scène finale d’une rare violence, Ted et Sasha finiront en victimes expiatoires de leur idéalisme obsolète sur l’autel du cynisme politique d’une Amérique plus impérialiste que jamais.
Si le Carré semble d’abord renouer ici avec ses premières amours en nous narrant le lent montage d’une opération d’agent double, c’est pour mieux sonner le glas de l’espionnage à l’ancienne et des valeurs surannées qui structuraient l’univers des agents secrets : après le 11 septembre, le monde ignore tout code de l’honneur et les "justes causes" n’y ont plus cours quand l’Amérique de Bush fait subir à tous la marche forcée de son autocélébration triomphaliste et hégémonique.