L'Espace du dedans
Les premiers lecteurs de Michaux s'écrièrent que " ce n'était pas là de la poésie ". Ils avaient raison, à leur manière : l'oeuvre de ce poète (nous sommes bien obligés de l'appeler ainsi) est sans doute celle qui accuse la rupture la plus totale avec certaine définition de la poésie traditionnelle - sa complaisance au sentiment, sa tendance au chant - et son éclatement dans toutes les directions possibles. A partir de cette rupture et de cette volonté d'explorer des domaines nouveaux s'est élaborée pourtant une poésie, en même temps qu'une écriture : toutes d'expérience, d'invention, de création personnelle. " Il y a mon terrain et moi ; puis il y a l'étranger ", est-il dit dans Mes propriétés. Sur ce terrain exclusif, par l'effet d'un étonnant phénomène d'autogenèse, les mots de tous les jours, les plus concrets en général, comme pour la première fois ont été assemblés - prenant le plus souvent allure de conte ou d'apologue, à mi-chemin entre la chronique et la confidence, explosant soudain parfois pour l'éclat d'un cri où le métaphysique s'identifie au cénesthésique ; mais assemblés avant tout, ces mots, pour rendre compte d'un événement : d'un événement de la vie intérieure, ici douée d'une plasticité, d'un dynamisme et d'une efficacité exceptionnels et dont les pouvoirs, il faut l'ajouter, sont toujours contrôlés par l'intelligence critique la plus aiguë, animée d'un humour et d'une fantaisie non moins aigus. Car à travers ces " interventions ", ces " projections ", ces " passages ", ces " magies ", ces " exorcismes ", à travers les descriptions de situations, de pays et de paysages, de moeurs et de coutumes manifestement insolites, que nous propose l'auteur de La Nuit remue, il s'agit toujours non pas d'inventer un fantastique gratuit, mais de nous communiquer ce qui lui arrive ou ce qui lui est arrivé - ce qui pourrait nous arriver. C'est sans doute pour cela que le prodige s'impose avec l'évidence de la réalité la plus familière. Finalement, cette oeuvre si riche, si diverse en ses formes et ses directions - cette oeuvre inépuisable, dont ces pages choisies contiennent quelques-uns des jalons essentiels -, nous apparaît comme une épopée - celle de l'esprit qui en est le héros, de ses faits et gestes, de ses entreprises et de ses travaux, de ses jeux aussi. C'est de cette épopée qu'est né, avec Henri Michaux, un pathétique nouveau : celui justement de l'esprit aux prises avec lui-même, pour une aventure qui consiste a reculer sans cesse ses limites, à expérimenter sans cesse ses possibilités. Pathétique fort différent, il est vrai, de celui du lyrisme traditionnel, mais qui répond pourtant avec une étrange exactitude au sens premier du mot " poésie ". Le titre même de ce recueil le dit : il n'est ici que poésie, puisqu'il n'est ici qu'effort admirable pour élargir aux dimensions de l'" espace ", en principe infini, ce réduit ténébreux et secret qu'est le " dedans " de chacun d'entre nous.