Les îles Éparses
À quelques heures du passage à l’an 2000, un homme parvenu au crépuscule de son existence, Barnabé Dole, se laisse aller à une confession testamentaire adressée au jeune éphèbe Nathan, alias Angelo, endormi dans la chambre d’à côté. « Cette nuit, j’enterre plus qu’un siècle, soixante ans d’errance, une culpabilité. » Dans ce même appartement de la Butte Montmartre, une cour de fêtards frivoles se préparent à aller au bout de leur nuit de débauche, tandis que le sexagénaire poursuit son évocation de l’épisode le plus trouble de sa vie de mercenaire – et d’une mémoire française inavouable.
Tout commence au début des années 1950, dans le détroit du Mozambique. Parmi l’archipel des îles Éparses, Juan de Nova, riche en minerais. La concession de sa mine de phosphate est cédée pour quinze ans à « une frange d’hommes au service du pouvoir », avec à leur tête un compagnon de la Libération, Mendel, qui s’est entouré pour l’occasion d’anciens collabos, parvenus du marché noir et têtes brûlées des aventures coloniales. Le narrateur, qui a fait ses premières armes en Algérie française, les rejoint au début des années 1960, alors que cette « République idéale » des antipodes est déjà devenue un univers concentrationnaire pour ses ouvriers indigènes, et « le lieu de l’abus », de tous les abus, y compris sexuels, au seul bénéfice de quelques contremaîtres jouissant de privilèges illimités sur « un bétail effaré ». Suivant les souvenirs d’un narrateur spectral, mais sans remords, le lecteur découvre dans le moindre détail cet enfer colonial méconnu, hésitant entre un sentiment d’incrédulité, d’hébétude et de dégoût.
C’est justement à partir de ce « dégoût fasciné » qu’une autre voix émerge de la fiction apparemment documentaire : celle de Nathan-Angelo, le bel endormi et ex-junkie qui, recevant les volontés posthumes de son protecteur, va entamer une enquête à la fois sentimentale et éthique sur l’itinéraire d’abjection de Barnabé Dole. Ce contrepoint réflexif, conçu selon une série de chapitres en alternance, s’efforce de sonder sans « poésie macabre » l’intériorité d’un bourreau ordinaire, et d’y déceler, au-delà de tout prétexte idéologique, cette « désinvolture de mécréant », mêlée de médiocrité bureaucratique, à l’origine de tant de crimes. Par quels moyens le bourreau parvient-il à une telle « subjugation des esclaves » ? Par quel effet de miroir le mutisme rétrospectif du bourreau ressemble-t-il à s’y méprendre à la parole empêchée de la victime ? Nathan-Angelo se pose – et nous pose – des questions dérangeantes, dépourvues de réponses immédiates, et sans cesser d’arpenter à rebours l’esclavage amoureux « très tendre, un peu amer » qui l’a lié à ce survivant jamais repenti de l’horreur.
« Je désamorce le vrai pour m’enfoncer plus avant, sans trop ramper, sur les voies fausses de Barnabé Dole », explique en chemin Nathan-Angelo. Ainsi ce roman pousse-t-il les leurres de la fiction très loin, pour mettre à nu des questions essentielles sur les parts d’ombre des territoires français d’outre-mer, sur les ressorts trop humains des utopies totalitaires d’hier et d’aujourd’hui, sur les liens incestueux de la jouissance sur autrui et du crime de masse.