La Cerisaie
GAEV, ouvrant une autre fenêtre.
Le jardin est tout blanc. Tu n'as pas encore oublié, Liouba? Cette longue allée s'en va tout droit, comme une courroie tendue, elle brille par les nuits de lune. Tu t'en souviens? Tu n'as pas oublié?
LIOUBOV ANDRÉEVNA, regarde le jardin par la fenêtre.
Oh, mon enfance, ma pureté! Je dormais dans cette chambre d'enfants, d'ici je voyais le jardin, le bonheur se réveillait avec moi tous les matins, et le jardin était comme il est là, rien n'a changé... Si je pouvais enlever ce poids de ma poitrine, de mes épaules, si je pouvais oublier mon passé!
GAEV.
Oui, le jardin sera vendu pour dettes, aussi étrange que cela puisse paraître.
Peu de pièces auront été autant jouées que La Cerisaie, depuis sa création en 1904. Et supporté des éclairages, des commentaires aussi contradictoires. Pièce-testament (Tchekhov meurt l'année même de la parution de la pièce), oeuvre charnière, La Cerisaie referme doucement une porte sur un monde agonisant, tandis qu'une autre s'entrouvre, par où pénètre, comme par effraction, l'aube d'une ère nouvelle. Aube ou crépuscule ? Tchekhov ne tranche rien. Il décrit le neuf et l'ancien, le passé comme l'avenir, avec les mêmes couleurs indécises, fluctuantes. Ses personnages ont l'allure de fantômes, d'ombres blanches, de marionnettes aux fils brisés. Leurs dialogues décousus, hésitants, laissent surgir des plages de silence, un vide soudain mis à nu où résonnent d'étranges échos. On ne peut ici s'accrocher à rien. Même la mort paraît incertaine, quand "la vie a filé, et on dirait qu'elle n'a pas commencé". Ainsi posée en suspens, la voix de Tchekhov, son murmure, ne cesse de nous interroger, avec une douce insistance. --Scarbo