À quoi pensent les autistes ?
À quoi pensent les autistes, et comment pensent-ils ? C'est à leur mode de pensée et à ses contenus que tient l'étrangeté de la rencontre avec les autistes. Laurent, dont il est d'emblée et longuement question, ne comprend pas pourquoi on pleure aux enterrements. Pour essayer de comprendre, il imite - il ne s'identifie pas. Sa pensée ne peut pas compter sur l'identification à l'autre pour s'organiser : à la place de cette connaissance fondée sur l'affect, elle doit s'accrocher adhésivement aux perceptions. Mais les perceptions sont infinies, sans contact les unes avec les autres, toujours à recommencer. Lui-même ne parvient pas en retour à faire partager ce qui l'implique tant dans les trajets et les correspondances des autobus.
Martin Joubert prend le chemin long, nécessaire pour communiquer avec les autistes et faire entendre au lecteur ce dont il s'agit, le faire entrer dans la séance et dans un environnement où rien ne paraît apte à border l'espace psychique.
Dans cet environnement sans bords, Laurent décrypte toujours plus de signes auxquels il lui faut, un par un, accorder une signification. S'il comprend beaucoup de choses, c'est avec la tête. Il utilise un langage élaboré et se sert de son intelligence et de sa bonne mémoire pour comprendre le monde en posant des questions ciblées : Ça veut dire quoi : manger un peu de tout ? Pourquoi les grands-parents c'est les parents des parents ? C'est quoi un pays d'aide au tiers-monde ? Le « monde-d'après-Laurent » semble un assemblage énigmatique de facettes sans nombre, à expliciter chaque fois. L'assemblage dans un même énoncé de signifiants à multiples résonnances le rend confus. « Il m'interroge comme si j'étais une sorte de Sybille qui posséderait toutes les réponses, à ceci près que la Sybille était ironique : elle se moquait des humains en jouant sur leur propre désir. Laurent, lui, est d'un sérieux absolu et le sérieux de sa question s'impose à moi. Pas question de se défiler dans une pirouette : il le sentirait tout de suite et se retirerait dans son monde. On se croirait égaré avec lui dans une bibliothèque de Babel à la Borges avec, dans chaque case, non un livre, mais la réponse à l'une de ses questions. »