Des soixante-huitards ordinaires
À ce jour, Mai 68 est au mieux, à l’occasion de célébrations anniversaires, le prétexte à un ruisseau de publications, après des années-fleuves de biographies exaltées de quelques grandes figures de la vie politique ou culturelle, au pire l’origine incontrôlée de tous les maux qui frappent une société plus inégalitaire et fracturée que jamais.
Erik Neveu s’est lancé, des années durant, dans une enquête sans équivalent ni précédent sur une « génération » vue d’en bas : celles et ceux qui en 1968 entrèrent en militantisme et dont il suit les trajectoires sur plus de dix ans, loin des lumières de Paris, prioritairement en Bretagne.
Il revisite des questions faussement simples : comment peut-on s’être lancé, souvent à corps perdu, dans des engagements qui paraissent aujourd’hui coupables ou irrationnels ? Quelle a été au concret l’expérience de ces militantismes souvent décrits comme aveuglément idéologisés, s’épanouissant dans un entre-soi d'étudiants et d'intellectuels ? Que sont devenus ces militants quand, dès la fin des années 70, les organisations gauchistes se sont délitées ?
L’enquête se déploie au long cours. Par quelles influences, en termes d’origines et d’histoire personnelle, cette génération s'investit-elle dans un militantisme tous azimuts et selon des dispositions souvent éminemment contradictoires ? Comment pouvait-on au sens propre passer sa vie à militer, sinon que le militantisme était aussi un espace de sociabilités et de rencontres imprévues ? Faire un retour critique sur ces militantismes, c’est aussi en rappeler le côté obscur : les phénomènes de pouvoir, d’anesthésie des capacités critiques, d’inégalités non questionnées entre femmes et hommes.
Que devient cette génération quand elle cesse de militer ? Les effets d’habitus d’engagement sont durables et la sortie du militantisme est rarement un terminus : les énergies militantes se réactivent dans le syndicalisme, la vie associative, une grande diversité de causes. Beaucoup de militants d’hier vont manifester des compétences d'entrepreneurs sociaux. Ils changent les règles d’exercice des métiers, en inventent, essaient de faire de militantisme métier et de métier engagement. Et contribuent ainsi à l’invention de formes nouvelles de politisation d’aujourd’hui.