Correspondance 1943-1988
Avez-vous lu Char ? C’est la question qui domine la correspondance entretenue, de 1943 à 1988, entre le poète et son critique, Georges Mounin (de son vrai nom Louis Leboucher, 1910-1993). Question qui figure en couverture du célèbre essai que ce dernier lui consacre dès 1946 aux Éditions Gallimard, texte fondateur et représentatif de la reconnaissance exceptionnelle dont l’œuvre de Char fait l’objet à la Libération.
Le poète et le professeur se sont connus en 1938 à L’Isle-sur-Sorgue, où le jeune Leboucher, militant communiste, est nommé instituteur. Leur antinazisme puis le dégoût de Vichy les unissent. Ce n’est qu’en 1943 que s’ouvre leur conversation critique. Leboucher se décrit lui-même comme le « correspondant inactuel » de son ami poète, situant leur échange à l’écart des événements auxquels ils sont pourtant tous deux personnellement mêlés. Ce qu’est la poésie pour Char, les lettres de 1943 à 1947 l’expriment avec force, dans une quête commune de la vérité du langage poétique. René Char ne se substitue pas au travail patient d’élucidation que mène le professeur, mais il lui ouvre grand son atelier et le renseigne sur son ambition d’écrivain. Il apprécie et consacre la lucidité de son interlocuteur, « lecteur toujours enchanté, toujours accordé ». Seule ombre au tableau : le communisme stalinien de Mounin, qui, dans le climat de l’après-guerre, devient insupportable à Char. À la belle complicité des débuts se substitue un dialogue de sourds, où se mêlent défiance et malentendus… jusqu’à la rupture, non sans retour, de 1957.
Le critique se voit relégué par Char au rang des doctrinaires : grave déviance aux yeux du poète qui défend avant toute chose l’autonomie de la poésie créatrice à l’égard de toutes fins morales ou pratiques.
La littérature, l’histoire et la vie des hommes sont au cœur de ce dialogue exigeant, dont les enjeux ne sont pas accessoires.
René Char tenait pour essentielle sa correspondance avec Louis Leboucher (dit Georges Mounin). En 1971, il s’est réjoui qu’on expose à la fondation Maeght de Saint‐Paul‐de‐Vence une de ses plus anciennes lettres à ce jeune professeur qui fut son premier grand exégète. L’importance, à la fois littéraire et historique, que Char accordait à ce document de mai 1943 a d’ailleurs été beaucoup soulignée par les biographes du poète sans qu’on se soit décidé jusqu’à présent à le restituer dans la perspective des échanges entre les deux hommes. Leurs lettres sont pourtant belles ; même les billets les plus apparemment banals possèdent souvent dans le détail une petite prouesse verbale. Quoi qu’il écrive, René Char n’exile jamais sa langue spectaculaire d’écrivain, souveraine et elliptique, tout en accé‐ lérations lapidaires. Le moindre mot barbouillé sur un coin de table porte en quelque façon le sceau de son œuvre. Quant aux repérables morceaux de bravoure... Sont‐ils des commen‐ taires de ses livres ? Pas tout à fait. Des poèmes ? Certes pas. Ce sont plutôt d’extraordinaires mises au point esthétiques qu’il a écrites d’abord pour lui‐même, ensuite pour éclairer et subjuguer son critique. Le mot d’Henri Michaux me revient : « René Char paraît toujours monté sur son socle. » Sous le regard médusé de Louis Leboucher qui mord à l’épate rim‐ baldienne et au génie flagrant de Char, les deux, l’épate et le génie, allant toujours de pair chez les plus grands poètes, chez le Hugo des tables tournantes comme chez Rimbaud dans sa « Lettre du Voyant », de même, René Char devant l’éternité incarnée passagèrement dans le corps d’un professeur pose, d’une main de maître, les jalons émotifs de son rapport au monde, au surréalisme, à la politique.