De la justification: les économies de la grandeur
Voici un ouvrage qui surprendra. Car on n'y retrouvera pas les êtres qui nous sont familiers:ici, point de groupes, de classes sociales, d'ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d'électeurs auxquels nous ont habitués les sciences sociales; point de ces personnes sans qualités que philosophie politique et économie nomment individus; point, non plus, de ces personnages grandeur nature que nous dépeignent histoire et anthropologie.Non, ici, c'est de vous, de nous tous qu'il est question, dès lors que, vivant en société, nous vivons en situation, c'est-à-dire dans des rapports aux autres et aux choses. À chaque instant, nous cherchons à rendre compréhensibles nos conduites, afin d'assurer - à quelque niveau que ce soit:le groupe, l'entreprise, la collectivité - la coexistence avec autrui par l'accord . Tels sont le rôle et la nature de la justification.La sociologie traditionnelle, quelle qu'en soit l'école, prétend que les personnes rationalisent leurs conduites au nom de motifs apparents et fallacieux alors qu'elles sont, en réalité, déterminées par des forces cachées et objectives qu'il revient, bien évidemment, au sociologue de dévoiler...
En rupture de ban avec la perspective cavalière que la philosophie politique et la sociologie ont longtemps adoptée face à l'ordre social, Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont pris le parti de traiter sérieusement les personnes et leurs prétentions à la justice. Ils ont voulu comprendre quels sont les principes, les équivalences, les valeurs de référence - ce qu'ils appellent les grandeurs - auxquels les acteurs en appellent lorsqu'ils veulent manifester leur désaccord sans recourir à la violence. S'éloignant en cela des théories de la justice, les auteurs montrent comment les personnes prennent appui sur des objets communs, présents dans la situation, pour asseoir leurs justifications.Il en résulte un ouvrage original qui construit un cadre permettant d'analyser la relation entre accord et discorde, et qui nourrit ses réflexions de l'analyse serrée de la littérature de management comme de lettres de dénonciation adressées aux grands quotidiens ou de classiques de la philosophie politique. Il en résulte un ouvrage ambitieux qui ouvre la voie à une approche qui ne réduise plus les acteurs à des agents dominés par des forces extérieures, mais qui les étudie en situation de maîtrise de leur conduite et de leur coexistence dans le monde de tous les jours.