Alfred et Emily
En écrivant sur les vies imaginaires de mon père et de ma mère, je ne me suis pas contentée d'extrapoler ou d'amplifier des traits de caractère, je me suis fondée également sur des inflexions, des soupirs, des regards mélancoliques, des indices aussi infimes que ceux dont se servent les traqueurs émérites. Il est arrivé plus d'une fois à mon père d'observer en riant, à propos de telle ou telle amie de sa jeunesse : « Mais j'aimais encore mieux sa mère. »
De là est sortie l'intimité d'Alfred avec Mary Lane. Un jour à Banket, en Rhodésie, je ne me souviens plus pourquoi, nous avons reçu la visite d'une Danoise. C'était une grande femme rieuse, au teint coloré. J'étais toute petite à l'époque. Je me rappelle que j'étais assise sur ses genoux, serrée dans ses bras, et que je pensais : « Elle m'aime bien, mieux que ne m'aime ma mère. » Et je suis presque certaine que mon père l'appréciait beaucoup. "Pendant la Première Guerre mondiale, Alfred Taylor, blessé à la jambe par des éclats d'obus, fut amputé et obligé de porter une jambe de bois ; sa femme, Emily McVeagh, soigna pendant quatre ans les blessés de la guerre en tant qu'infirmière en chef du St Georges's Hospital. Alfred et Emily eurent une fille, Doris Lessing, prix Nobel de littérature 2007. Lessing nous propose un livre en deux temps : d'abord la vie qu'elle imagine pour ses parents si la guerre n'avait pas eu lieu, puis la réhabilitation des faits, détails biographiques et photos à l'appui. Et si l'autobiographie n'était rien d'autre qu'une fiction ? Dans Alfred et Emily, Lessing se fait à la fois auteur et critique de son oeuvre.