OEuvres de Julien Green : Si j'étais vous
Si j'étais vous, si je prenais la couleur de vos cheveux, vos idées fixes, vos rêves, le poids de votre corps, si j'étais vous, si je suivais vos instincts, si j'avais les idées de votre cerveau, les besoins de votre corps, si j'étais toi, l'autre, l'aimé ou l'adversaire... Qui n'a pas fait ce rêve de changer d'identité, d'être ailleurs? Ce pouvoir est donné à Fabien. Nouveau Protée, il peut devenir qui lui plaît, en murmurant son nom à l'oreille de celui ou de celle qu'il désire être.
Alors l'étrange voyage commence. Voyage de la connaissance, car être un autre, c'est avoir à sa disposition tous les êtres. A chacun, Fabien peut voler ce qu'il veut, la beauté, l'intelligence, la richesse, la grandeur d'âme; seule l'innocence lui est défendue, car même si, en passant de corps en corps, il ne peut accumuler l'expérience, il en reste assez de trace dans chaque avatar pour que le paradis soit à jamais perdu. Mais quelle ivresse: être l'amoureux et son amour, le meurtrier et sa victime, l'homme commun et le héros, l'homme en un mot avec son cortège de désirs, de rêves et d'horreurs! Cependant, le souvenir de ce qu'il est vraiment, Fabien l'unique, demeure au fond de sa mémoire comme la trace d'un lièvre dans l'herbe. Pour redevenir lui-même, il faudra des efforts considérables; et une fois sa peau retrouvée, le coeur ne pourra supporter le poids des sentiments de tous ceux qu'il a été. Il s'en brisera. Est-ce la mort? Est-ce le réveil? N'était-ce qu'un rêve ou bien, à tout jamais, le cycle infernal de l'être en proie à recommencer éternellement sa recherche de lui-même? Si j'étais vous: est-on jamais sûr de ne pas être un autre?