Checkpoint Charlie
Après Les Jardins de l'Observatoire et Go !, Gilles Perrault aborde ici la part la plus romanesque de son autobiographie, puisqu'il y est essentiellement question d'espions et d'espionnage alors que fait rage la guerre froide entre l'Est et l'Ouest, le point de passage entre les deux camps étant, à Berlin, le fameux Checkpoint Charlie où sont échangés agents et transfuges.
Avec un art consommé du suspense, Gilles Perrault torsade trois histoires distinctes mais simultanées :
1. Ses efforts pour faire libérer Hans (Jean) Voelkner, arrêté en mai 1969 à Paris par la DST, fils de deux membres de "l'Orchestre rouge" décapités par les nazis, incarcéré à Melun. C'est l'occasion d'évoquer ce réseau auquel Gilles Perrault a consacré en 1967 chez Fayard un ouvrage à grand succès qui sera adapté ultérieurement au cinéma avec Claude Brasseur dans le rôle du "Grand Chef", Leopold Trepper. Pour défendre Hans devant la cour de Sûreté de l'État, le PCF (Jacques Duclos) désigne Joe Nordmann, le grand avocat communiste ; s'y adjoint un tout jeune membre du barreau, Daniel Soulez-Larivière, dont on reparlera. Il faudra attendre la reconnaissance par Paris de la RDA pour que l'échange de Hans devienne possible. À noter que le directeur de collection qui avait suivi la publication de L'Orchestre rouge n'était autre que Constantin Melnik, responsable des services secrets au cabinet de Michel Debré, premier Premier ministre de la Ve République. La DST et son directeur, Jean Rochet, garderont un chien de leur chienne à Gilles Perrault d'avoir traité Leopold Trepper en héros de la lutte antinazie au lieu de le dépeindre en agent de l'Est.
2. Le jeune Daniel Soulez-Larivière informe Gilles Perrault d'une seconde affaire dont il est saisi : celle d'un dénommé Rousseau, accusé d'espionnage au profit de la Yougoslavie. Attaché militaire à Belgrade, le SDECE l'avait autorisé à y amener sa fille de seize ans, engrossée et objet d'un chantage par les services serbes à l'insu de son père. Condamné à quinze ans de prison, il est lui aussi incarcéré à Melun. Sur cette affaire, Gilles Perrault écrit et publie chez Fayard L'Erreur. On découvre au fil des ans que ce "montage" à l'intérieur des services spéciaux français était avant tout destiné à faire tomber des têtes au sein de sa direction. On aura l'occasion de s'en apercevoir lors de l'affaire Delouette, ce Français arrêté aux États-Unis pour trafic de stupéfiants et qui tente de "mouiller" le SDECE dans ce trafic. Il faut dire que cette affaire se déroule dans le climat de paranoïa galopante qui atteint les services d'Est et d'Ouest, avec notamment en Angleterre la découverte de la trahison de Philby, MacLean, Burgess et consorts, et les ravages opérés dans les services occidentaux par les pseudo-aveux du faux transfuge Golitsyne.
3. Le troisième fil narratif de ce récit, et non le moindre, rend compte des efforts de Gilles Perrault pour faire sortir Leopold Trepper de Pologne où le régime communiste a renoué avec l'antisémitisme de naguère et interdit au Grand Chef d'émigrer pour Israël où il aspire à finir ses jours. C'est l'occasion de plusieurs voyages de Gilles Perrault à Berlin-Est où Trepper est autorisé à se déplacer mais où il rencontre aussi Markus Wolf, patron légendaire des services de la RDA. Alors que Gierek, le leader polonais, accepte de mauvaise grâce de laisser partir la femme de Trepper, Luba, pour se faire soigner à l'Ouest, Raymond Marcellin, ministre de l'Intérieur, refuse son admission sur le sol français, et Jean Rochet, patron de la DST, expose dans un article paru dans Le Monde que Leopold Trepper, arrêté en 1942, a été un collaborateur de la Gestapo. Gilles Perrault et Leopold Trepper décident de porter plainte et c'est l'occasion d'un procès retentissant devant la XVIIe Chambre.
Autour de Gilles Perrault s'activent de tout jeunes gens comme Bernard Guetta, Patrick Rotman, Ruth Valentini : on songe à aller enlever Trepper en Pologne, on organise une grève de la faim lors de la visite officielle de Gierek à Paris... Divine surprise : Rochet est condamné pour diffamation et, limogé par Marcellin, muté comme simple préfet à Nancy.
Par-delà les multiples rebondissements de ce récit se dégage une réflexion aussi peu orthodoxe que pertinente : d'abord, qu'une guerre "froide" comme celle qui sévit de 1945 à 1989 vaut à l'évident mille fois mieux qu'une guerre "chaude" : moins de morts. Mais pour qu'il y ait guerre froide plutôt que guerre chaude, l'histoire a montré qu'un certain équilibre de la terreur devait exister entre belligérants potentiels. L'arme nucléaire a joué là un rôle essentiel. Mais on oublie qu'un des facteurs méconnus de cet équilibre a été et reste l'espionnage qui permet de connaître les intentions, les arsenaux, les innovations technologiques de l'adversaire avant qu'il ne soit trop tard.
C'est sur cette toile de fond historique que s'inscrivent les extraordinaires affaires que nous conte, dans le style éblouissant qui est le sien, Gilles Perrault dans ce livre digne de John Le Carré.