Second manifeste pour la philosophie

Auteur : Alain Badiou
Editeur : Fayard

Ecrire un Manifeste, même pour quelque chose dont la prétention intemporelle est aussi puissante que celle de la philosophie, c'est déclarer que le moment est venu de faire une déclaration. Un Manifeste contient toujours un « il est temps de dire... » qui fait que, entre son propos et son moment, on ne saurait distinguer. Qu'est-ce qui m'autorise à juger qu'un Manifeste pour la philosophie est à l'ordre du jour, et, qui plus est, un second Manifeste ? Dans quel temps de la pensée vivons-nous ? J'ai publié mon premier Manifeste pour la philosophie en 1989. Ce n'était pas la joie, je vous prie de le croire ! L'enterrement des « années rouges » qui suivirent Mai 68 par d'interminables années-Mitterrand, la morgue des « nouveaux philosophes » et de leurs parachutistes humanitaires, les droits de l'homme combinés au droit d'ingérence comme seul viatique, la forteresse occidentale repue donnant des leçons de morale aux affamés de la terre entière, l'affaissement sans gloire de l'URSS entraînant la vacance de l'hypothèse communiste, les Chinois revenus à leur génie du commerce, la « démocratie » partout identifiée à la dictature morose d'une étroite oligarchie de financiers, de politiciens professionnels et de présentateurs télé, le culte des identités nationales, raciales, sexuelles, religieuses, culturelles, tentant de défaire les droits de l'universel... Maintenir dans ces conditions l'optimisme de la pensée, expérimenter, en liaison étroite avec les prolétaires venus d'Afrique, de nouvelles formules politiques, réinventer la catégorie de vérité, s'engager dans les sentiers de l'Absolu selon une dialectique entièrement refaite de la nécessité des structures et de la contingence des événements, ne rien céder... Quelle affaire ! C'est de ce labeur que témoignait, de façon succincte et allègre à la fois, ce premier Manifeste pour la philosophie. Il était, ce petit livre, comme des mémoires de la pensée écrits dans un souterrain. Vingt ans après, vu l'inertie des phénomènes, c'est encore pire, naturellement, mais toute nuit finit par détenir la promesse de l'aube. On peut difficilement descendre plus bas : dans l'ordre du pouvoir d'Etat, que le gouvernement Sarkozy ; dans l'ordre de la situation planétaire, que la forme bestiale prise par le militarisme américain et ses servants ; dans l'ordre de la police, que les contrôles innombrables, les lois scélérates, les brutalités systématiques, les murs et les barbelés uniquement destinés à protéger les riches et les satisfaits Occidentaux de leurs ennemis aussi naturels qu'innombrables, à savoir les milliards de démunis de toute la planète, Afrique d'abord ; dans l'ordre de l'idéologie, que la tentative misérable d'opposer une laïcité en haillons, une « démocratie » de comédie et, pour faire tragique, l'instrumentation dégoûtante de l'extermination des Juifs d'Europe par les nazis, à de supposés barbares islamiques ; dans l'ordre enfin des savoirs, que l'étrange mixture qu'on veut nous faire avaler entre un scientisme technologisé, dont le fleuron est l'observation des cervelles en relief et en couleurs, et un juridisme bureaucratique dont la forme suprême est « l'évaluation » de toutes choses par des experts sortis de nulle part qui concluent invariablement que penser est inutile et même nuisible. Cependant, si bas que nous soyons, les signes sont là qui alimentent la vertu principale de l'heure : le courage et son appui le plus général, la certitude que va revenir, qu'est déjà revenue, la puissance affirmative de l'Idée. C'est à ce retour qu'est dédié le présent livre, dont la construction s'ordonne précisément à la question : qu'est-ce qu'une Idée ? D'un point de vue étroitement chevillé à mon oeuvre propre, je peux évidemment dire que ce Second Manifeste pour la philosophie soutient avec le deuxième tome de L'être et l'événement, titré Logiques des mondes, et paru en 2006, le même rapport que le premier Manifeste soutenait avec le premier tome, paru en 1988 : donner une forme simple et immédiatement mobilisable à des thèmes que la « grande oeuvre » présente dans leur forme achevée, formalisée, exemplifiée, minutieuse. Mais, d'un point de vue plus large, on peut aussi bien dire que la forme courte et clarifiée visait, en 1988, à attester que la pensée continue dans son souterrain, et, en 2008, qu'elle a peut-être les moyens d'en sortir. Aussi bien n'est-ce sans doute pas un hasard qu'en 1988, la question centrale de L'être et l'événement ait été celle de l'être des vérités, pensé dans le concept de multiplicité générique. Tandis qu'en 2006, dans Logiques des mondes, la question est devenue celle de leur apparaître, trouvé dans le concept de corps de vérité, ou de corps subjectivable. Simplifions, et espérons : il y a vingt ans, écrire un Manifeste revenait à dire : « La philosophie est tout à fait autre chose que ce qu'on vous dit qu'elle est. Essayez donc de voir ce que vous ne voyez pas. » Aujourd'hui, écrire un second Manifeste, c'est plutôt dire « Oui ! La philosophie peut être ce que vous désirez qu'elle soit. Essayez de réellement voir ce que vous voyez. »

14,20 €
Parution : Janvier 2009
155 pages
ISBN : 978-2-2136-3796-9
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