La Roue rouge, Tome 4-1 : Avril dix-sept
La Roue rouge devait comporter vingt « Noeuds » d'un volume chacun et couvrir dix-huit années, de 1914 à 1922, cinq épilogues prolongeant ensuite le récit jusqu'en 1945. L'auteur accordait alors une importance primordiale au coup d'État d'Octobre. Mais, au cours de son travail, il a senti le centre de gravité de son récit se déplacer vers la révolution de Février : il s'est convaincu que c'était elle l'événement décisif et a éprouvé le besoin de serrer au plus près ses causes et son déroulement. Le premier Noeud, Août 14, a donc occupé deux volumes, le second, Novembre 16, deux volumes également, et le troisième, Mars 17, quatre volumes à lui seul. Avril 17, composé de deux volumes, constitue le quatrième Noeud, le dernier rédigé entièrement par l'auteur. Les Noeuds 5 à 20 ne seront jamais écrits, leur contenu est seulement résumé par l'auteur en annexe au second volume d'Avril. Avril 17 est consacré aux événements du mois d'avril et de la première quinzaine de mai, c'est-à-dire à l'agonie et à la mort du premier Gouvernement Provisoire. Avec la démission de Goutchkov, ministre de la Guerre, le 13 mai et celle de Milioukov, ministre des Affaires étrangères, le 15 mai, c'est la première époque de la Révolution qui prend fin. Au gouvernement du prince Lvov va bien succéder, le 18 mai, un gouvernement « de coalition » présidé par Kérenski, mais, pour Soljénitsyne, tout est déjà joué : « Du tableau présenté par Avril 17, écrit-il dans sa postface "Le récit interrompu", il ressort déjà clairement que le régime de Février est condamné et qu'il n'existe en Russie aucune autre force dynamique, cohérente et résolue que les bolchéviks : dès avril, le coup d'État d'Octobre se profile comme inéluctable. À partir de là, l'évolution de la situation est quantitative plutôt que qualitative. » Ce quatrième et dernier Noeud est du même tissu que les précédents. Les multiples lignes du récit s'entrecroisent, chaque chapitre nous faisant entrer dans l'histoire, l'action, la mentalité d'un personnage réel (le plus souvent) ou fictif. Les événements nous sont montrés tels qu'ils ont été vécus par les acteurs eux-mêmes, sous des éclairages divers, souvent contradictoires, et la présence de l'auteur ne se trahit que par l'émotion violente, contagieuse, qui imprègne certaines pages. Le tome 1 conduit le récit jusqu'au 5 mai. Il comporte en russe 590 pages et se divise en trois parties : une « Entrée en matière » (8 chapitres non datés), puis deux ensembles de chapitres datés : du 25 avril au 1er mai (32 chapitres) et du 2 au 5 mai (51 chapitres). Plus les événements se précipitent, plus les chapitres se font brefs et nombreux : ainsi les manifestations de rue des 3 et 4 mai occupent-elles, dans la 3e partie, 39 chapitres. On retrouve là le rythme des grandes journées révolutionnaires décrites dans le premier volume de Mars. L'axe central du livre est la question de la guerre : le pays doit-il, veut-il et peut-il la poursuivre, et avec quels objectifs ? La Russie a pris des engagements vis-à-vis de ses alliés et elle devrait, précisément en ce printemps, soutenir par une offensive les opérations qui se déroulent à l'Ouest. Une partie de son territoire est du reste occupée par l'ennemi. Par ailleurs, son intérêt serait de conquérir les Détroits. Dans les négociations du Gouvernement Provisoire avec le Soviet de Pétrograd, Milioukov va s'obstiner à maintenir les anciens « buts de guerre » sans accepter le slogan « la paix sans annexions ni contributions » et, en fait, sans rien céder sur le fond. Pressé de s'adresser à la population en s'exprimant clairement, il va rédiger une « note » qui provoquera un soulèvement dans la garnison de Pétrograd et déclenchera les grandes manifestations populaires des 3 et 4 mai. La mobilisation inattendue de « tout le vrai Pétersbourg raisonnable et patriote » sauvera le Gouvernement Provisoire, mais Milioukov sentira lui-même que sa victoire est illusoire : ses collègues eux-mêmes vont lâcher sa ligne dure et chercher, dans une ligne purement « défensiste », une alliance avec les socialistes. C'est là-dessus que s'achève le tome 1. En toile de fond, un pays et une armée las de la guerre et gagnés par l'anarchie : le tableau prolonge celui des deux dernier volumes de Mars. Ici et là, des îlots encore sains, mais les hommes forts et clairvoyants se heurtent, quand ils veulent tenter une reprise en main, à l'inertie d'une mentalité optimiste, conciliatrice et unanimiste dont l'incarnation est le doux prince Lvov, président du Conseil. Réflexions, calculs, manoeuvres, discussions et négociations occupent l'essentiel du livre. Au milieu de ce foisonnement indécis, certaines scènes, certaines images se détachent avec une force particulière. Des mutilés de guerre sortis manifester sont brutalisés, jetés à terre sans que personne les défende. - À peine débarqué à la gare de Finlande, Lénine manque culbuter, dans son trottinement précipité, le président du Soviet venu l'accueillir. - Au coin d'une rue, une noire colonne d'ouvriers tire sur les soldats. - Une foule heureuse et bourdonnante, tout le Pétrograd de bonne volonté, occupe enfin le pavé : fière de son audace et de son unanimité, elle crie son soutien au Gouvernement Provisoire. - Déconcertés par le réveil de la rue, les ministres peinent à croire leurs yeux et leurs oreilles : eux, conspués ? Eux, acclamés ? Parce que nous connaissons le dénouement, la montée de la force impersonnelle, brutale, inhumaine du bolchevisme, sobrement éclairée par l'auteur d'une lumière froide, nous glace le sang. Mais Lénine reste enfermé dans ses calculs et ses manoeuvres, tandis que la Russie bouillonne d'une vie riche et diverse. Et, plongés dans un quotidien tumultueux, nous avons l'impression que tout est encore possible.