Retour aux mots sauvages
Vous ne verrez jamais son visage. Vous ne connaîtrez même pas son prénom, puisque l’entreprise qui l’emploie lui en a donné un autre. Il est le téléopérateur qui finit par vous répondre après que vous avez dû appuyer successivement sur la touche étoile, trois, six, dièse puis de nouveau étoile. « Éric à votre service. » Éric ? Inutile de vous en souvenir. Lors de votre prochain appel, vous tomberez sur quelqu’un d’autre. John, George, Paul ou Ringo. Peu importe. En revanche, vous aurez droit aux mêmes réponses. Elles apparaissent au téléopérateur sur un écran d’ordinateur, classées par thèmes.
Une série de suicides dans l’entreprise rappelle douloureusement que les employés ne sont pas des machines. Pour ne pas en arriver à une telle extrémité, Éric décide simplement de transgresser les consignes : un jour, il rappelle un client de sa propre initiative…
Après Central, Composants et CV roman, Thierry Beinstingel continue d’aborder le sujet du travail et de sa représentation en littérature. Retour aux mots sauvages interroge à nouveau la problématique du langage que l’univers économique tente de contrôler. Les mots sont les vecteurs d’une organisation libérale devenue sauvage. Mais ce « retour » – à la manière d’un boomerang – est aussi un message d’espoir : on ne peut pas régenter la communication jusque dans ses moindres détails sans dommages. La vague de drames de cette multinationale démontre que l’humain, à travers sa langue maternelle, a une capacité de résistance. Et c’est sans doute le rôle de la littérature que de révéler cette force.