L'Isolée
" Je déteste parler je l'ai dit, j'ai toujours peur de ne pas en dire assez et qu'on ne comprenne pas qui je suis ou d'en dire trop et de m'abandonner alors je me tais ; et depuis l'enfance aussi je ne comprends pas, quelque chose m'échappe et m'effraie, mille fois je me suis demandé pourquoi on se disait cela, ces bribes, ces riens, et pas la vérité, ce que chacun sait et tout le monde tait, je suis vivant, nous allons mourir vous et moi, nous n'avons pas de temps à perdre, allons à l'essentiel, dites-moi si vous m'aimez ou me détestez, ce qui vous fait rire ou pleurer, dites-moi ce qui vous fait peur, et comment, pour la première fois, vous vous êtes senti vivant, et pourquoi vous avez décidé de le rester, dites-moi ce jour où vous en avez eu assez et celui où vous avez continué, dites-moi ce qui vous saisit au réveil et vous hante la nuit, et ce qui palpite le plus en vous de l'enfance ou de l'adolescence, et ce qu'a ouvert en vous la première jouissance, et pourquoi cet homme, cette femme-là, dites-le-moi, je vous écouterai, à mon tour je vous dirai, nous avons peu de temps mais notre dernier souffle en sera allégé, nous mourrons plus paisibles d'avoir pu, de notre vivant, l'exhaler, et d'avoir fait entendre, même à un seul, rien qu'un instant, notre voix intime, ténue, fragile, aussi éphémère que sur un miroir la buée. "