Avant
« Avant. Pourquoi les gens qui sont ici ne se voient-ils pas ? Ils semblent distinguer le jour de la nuit uniquement grâce au bruit du métro de la station la plus proche. Mais proche de quoi ? Tous s’épuisent à creuser une galerie. Sont-ils seulement dans la bonne direction ? Ils n’essaient pas de se toucher. Ils ne parlent pas au gardien, ils en ont bien trop peur. Ils ne sont même plus sûrs du temps qui passe. Et pourtant, ils tiennent absolument à fêter l’anniversaire d’Olivier. Sont-ils encore capables d’éprouver du chagrin, des sentiments ? Ils ne sont pas si différents de nous. Certains sont nés au début du siècle, d’autres après la guerre, Olivier a onze ans. Des couples se font et se défont. Mais pourquoi se réjouissent-ils dès que l’on enterre quelqu’un ? Que leur est-il arrivé ? » Vassilis Alexakis « L’enfer d’Alexakis est pavé de souvenirs bien vivants, d’historiettes, de vignettes ou d’anecdotes souvent drôles et tellement justes qu’elles parviennent à distraire l’auteur de ce qui le mine et le travaille, l’agonie de sa mère à l’hôpital et sa mort. Avant, c’est du temps où nous étions en vie, mais au présent de l’écrivain, c’est maintenant, avant que sa mère ne meure. D’où ces jeux des voisins de l’auteur qui se demandent sans arrêt où ils en sont. Sont-ils morts ? Ils n’aiment pas le mot “décédé”. Mais enfin ils conviennent qu’après ce qui leur est arrivé, etc. Le narrateur, quand il oublie sa mère, revient toujours à son dada, l’écriture. Il a des idées de romans fabuleuses, qui font rire, comme cette incroyable partie de cartes dans le noir, sans cartes (une “réussite”, reposant uniquement sur la mémoire), qui est une de ces mille idées formidables dont Alexakis a les poches pleines ainsi que la blague à tabac, de ces petites fusées qu’il ne tire pas complètement parce que ce n’est pas le moment, le chagrin qui vient est trop grand. Il pense à sa propre disparition : “Cela me vexe que personne ici n’ait lu un de mes livres. Cela ne m’étonne pas, j’avais très peu de lecteurs. Quelle serait l’audience de ce manuscrit, si, par miracle, il sortait d’ici ?” Une bonne audience, sûrement, on le verra bientôt. On le verra tous après, comme tout un chacun. » Michel Braudeau