Ma mère du Nord
Sur les photos, c'est d'abord une petite fille avec un gros noeud dans les cheveux et un sourire filou entre deux parents austères, une communiante recueillie, une fiancée puis une mariée rayonnante. Plus tard, c'est une jeune femme seule dans une forêt, adossée à un arbre, où « l'on ressent plus la solitude que la forêt ».
Élevée dans l'encens et l'odeur de sainteté, c'était une gamine sérieuse mais gaie. Curieuse, elle aimait les arts, peignait des aquarelles fragiles, écoutait Chopin et jouait du piano, dévorait Maxence Van der Meersch et Paul Verlaine. Surtout, elle rêvait. Elle allait épouser Henri, un jeune homme sage promis à un bel avenir, quand elle a rencontré Paul, un médecin turbulent qui ne marchait pas très droit. Il l'a faite chavirer. Ils se sont fiancés, puis mariés. Ils ont eu quatre enfants, Jean-Louis est l'aîné. De Calais à la maison de la rue de la Paix, à Arras, la jeune fille romantique allait affronter de terribles tempêtes.
Elle allait attraper la mélancolie. Et c'est bien de la mélancolie qui teinte ce nouveau livre de Jean-Louis Fournier où les sourires sont tendres et les rires très doux.
Comment ne pas s'attacher à cette femme embarquée trop tôt, vingt ans à peine, sur un bateau ivre, qui va décider d'être heureuse envers et contre tout ? Une femme que trop de rêves avaient élevée au-dessus du sol, qui se trompait de train, jetait ses clés dans le vide-ordures, secouait la nappe par la fenêtre avec les petites cuillères. Qui, pour qu'on s'occupe d'elle, s'inventait des maladies, un jour le tétanos, un autre une tumeur au cerveau, un autre la tuberculose. Qui devait travailler pour nourrir sa famille, avec un mari irresponsable dépensant le peu qu'il gagnait en Byrrhs avec ses copains de bistrot.
Une femme seule pour élever quatre enfants, les emmener en vacances, au concert, au musée. Qui se cachait pour pleurer, des larmes que le petit Jean-Louis, tétanisé, entendait couler, « et je ne pouvais rien y faire ». Seule encore, à la fin de sa vie, les longues soirées d'hiver, près d'un téléviseur bavard et d'un téléphone muet.
Une mère pourtant qui, jusqu'au bout, a su garder le goût du bonheur et la soif d'apprendre, aimant rire et faire rire, bravant les rues vides d'Arras la nuit pour aller au théâtre, prenant après sa retraite des cours de dessin, de littérature et de guitare.
Avec des lambeaux de souvenirs, des photos et des témoignages décolorés par la lumière du temps, Jean-Louis Fournier essaie de reconstituer le puzzle, dessinant le portrait épuré et magnifique d'une mère courageuse et admirable. « Notre mère n'a jamais eu de chauffeur. C'est elle toute seule qui a dû conduire sa vie, et la vie des autres. Elle a conduit prudemment, elle devait faire attention, derrière il y avait quatre enfants et, dans le coffre, un mari qui ronflait. Elle nous a menés à bon port. »
Depuis tout petit, Jean-Louis avait toujours peur qu'elle meure. Cela a fini par arriver, elle avait quatre-vingt-deux ans. Quelquefois, le dimanche, il a la tentation de l'appeler, comme avant. Faute de pouvoir l'entendre, il lui a écrit ce très beau livre, pour la faire revivre. Parce qu'elle lui manque.