La servante du Seigneur

Jean-Louis Fournier a eu trois enfants. Mathieu, Thomas et Marie. Mathieu, qui a envoyé son ballon là où ses parents ne peuvent plus aller le rechercher, Thomas, qui demandait « Où on va, papa ? » et qui, l'année dernière, a rejoint Mathieu au ciel. Au ciel, au ciel... comme dit le cantique.
Le ciel, dont Jean-Louis a mesuré la hauteur dans son Arithmétique impertinente. Le ciel qui, un jour, a bouleversé la vie de Marie, la petite soeur. Marie, le « chef-d'oeuvre » après « deux brouillons », comme l'a écrit son père. Si belle, si intelligente, si drôle, mais qu'il a égarée.
« J'ai égaré ma fille. Je suis retourné à l'endroit où je l'avais laissée, elle n'y était plus. J'ai cherché partout. J'ai fouillé les forêts, j'ai sondé les lacs, j'ai passé le sable au tamis, j'ai cardé les nuages, j'ai filtré la mer... Je l'ai retrouvée. Elle avait bien changé. Je l'ai à peine reconnue. Elle est grave, elle dit des mots qu'elle ne disait pas avant, elle parle comme un livre. Je me demande si c'est vraiment elle ».
Marie a rencontré Philosophe, « il a des bottines qui brillent et des oreilles pointues comme Belzébuth ». Philosophe lui a fait rencontrer Jésus. « Elle est entrée en religion, mais laquelle ? »
Depuis, Marie n'est plus la même. « Elle était charmante et drôle, elle est devenue une dame grise, sérieuse comme un pape. Elle est toujours belle, elle ressemble à un officier de l'armée du Salut. »
Elle était partie pour mieux dessiner. Maintenant, elle ne dessine plus. Elle passe son temps à prier « et à carreler des chiottes ». Elle ne veut plus être illustratrice, elle veut être sainte. Avant elle pratiquait l'humour noir, « elle pratique maintenant l'humour rose pasteurisé, avec des vrais morceaux de fraise ». Bien sûr que Jean-Louis est jaloux de Philosophe. Pendant qu'il bouillira dans les marmites de l'enfer, Philosophe, lui, sera au ciel avec Marie. L'important, c'est qu'elle soit heureuse. Mais est-ce qu'elle est heureuse ?
La nostalgie n'est pas loin, avec les souvenirs d'avant. « Je passe souvent dans le bureau vert. Je regarde le sous-verre avec ta photo. Tu souris toujours. Tu es émouvante. J'ai avancé la main pour te caresser la joue. C'était dur et froid comme du verre. »
Pour supporter, il se moque. Quand l'émotion est trop forte, ses yeux fuient. Il ne juge pas, il s'interroge. « Peut-être que je suis passé à côté de toi » écrit-il à la fin. Il l'attend. Pour son retour, il a tout préparé. Un goûter avec du chocolat fumant et de la brioche tiède. « Dépêche-toi, tout va refroidir. Je voudrais te voir agiter ton mouchoir et rire quand je vais partir. Reviens Marie, avant que je m'en aille. »