La face cachée de la lune
Rien ne prédestinait Urs Blank, avocat d'affaire renommé dans une grande ville suisse, à vivre la tragédie que nous raconte ici Martin Suter : vivant dans l'aisance partageant sa vie avec une directrice de galerie d'art et son amitié avec un psychanalyste connu, membre de l'un des cabinets d'affaires les plus en vue du moment, spécialiste des fusions d'entreprise multinationales, Blank est l'une des ces ombres discrètes et efficaces que l'on discerne parfois sur les photos de presse, derrière des silhouettes de présidents de conseils d'administration annonçant des plans de licenciement. C'est la rencontre d'une jeune hippie, marchande de bâtonnets d'encens dans le parc tout proche du cabinet, qui va tout faire basculer. Amoureux fou de la jeune femme il accepte de participer à un "trip" aux champignons hallucinogènes. Mais aux psilocybes fer de lance, des champignons traditionnellement utilisés pour leurs vertus psychédéliques, se mêlent ce jour-là un exemplaire, un seul, du redoutable conocybe caestia, qui décuple les effets de la drogue. Et Blank perd le contrôle de lui-même : une fois revenu de son voyage, il est incapable de maîtriser ses accès de colère, et ne ressent plus de mauvaise conscience que plusieurs heures après ses actes. Il tue ainsi un chaton, il écrase un drogué, provoque la mort de deux automobilistes, et fait brûler vif l'organisateur des "voyages" aux champignons après l'avoir torturé. Un seul univers est capable d'apaiser sa rage et son angoisse : la forêt, où il a vécut son "trip". Il s'y installe peu à peu, d'abord pour quelques heures, puis pour quelques jours, puis définitivement, après avoir fait croire à son suicide. Il apprend à y vivre, à s'y nourrir, à y chasser. Mais il n'est pas toujours seul : il tue ainsi un chasseur qui a le malheur de lui cueillir ses champignons. Pour essayer de guérir, Blank retourne dans ses anciens bureaux et recherche, sur Internet, des renseignements sur les champignons qu'il a absorbés. Il trouve, sans trop s'y intéresser, un dossier prouvant que ses anciens associés sont mêlés à un gigantesque coup boursier reposant sur un délit d'initiés. Ses confrères retrouvent sa trace informatique en redémarrant l'ordinateur, le lendemain et comprennent qu'il est encore en vie. La traque est ouverte, palpitante menée par le policier qui enquête sur la mort du vendeur de champignons hallucinogènes, par le maître d'un chien policier que Blank a embroché d'un coup d'épieu, et par un homme d'affaire mêlé au délit d'initiés et qui, jadis, avait cru reconnaître en Blank un autre lui-même : Pius Ott, un requin multimillionnaire, un pervers raffiné, un passionné de chasse qui va, cette fois-ci, pouvoir prendre dans la forêt la piste d'un gibier humain. Comme dans Small World, son précédent roman, Martin Suter mêle ici une trame policière palpitante, digne des grands romans noirs américains, une étude profonde et subtile de la déviance mentale - le plus fou n'étant, là encore, pas forcément celui que l'on pourrait croire. La Face cachée de la lune est un hymne à la forêt, un roman policier de l'âme humaine. Le roman est soutenu par une écriture d'une précision et d'un impact exceptionnel (un style que la presse européenne a reconnu unanimement dès la parution du premier livre de Suter, Small World). Il est en outre étayé par des recherches extrêmement détaillées sur l'univers de la forêt, et sur les effets des champignons hallucinogènes.