Carnets du voyage en Chine
Du 11 avril au 4 mai 1974, une délégation française composée de trois membres de la revue Tel Quel - Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet - ainsi que de François Wahl et de Roland Barthes, se rend en Chine.
Au retour de ce périple qui a conduit les voyageurs de Pékin à Shanghai, de Nankin à Xian, Roland Barthes publie dans Le Monde du 24 mai 1974 le texte « Alors la Chine ? », repris l'année suivante par Christian Bourgois dans une édition hors commerce.
Ce texte est rédigé à partir des impressions de voyage notées par Roland Barthes sur trois carnets de poche. Un dernier carnet a été utilisé pour réaliser l'index thématique des quelques trois cent pages de ce journal de voyage dont les éditions Christian Bourgois offrent aujourd'hui une édition inédite.
« Nous laissons alors derrière nous la turbulence des symboles, nous abordons un pays très vaste, très vieux et très neuf, où la signifiance est discrète jusqu'à la rareté. Dès ce moment, un champ nouveau se découvre : celui de la délicatesse, ou mieux encore (je risque le mot, quitte à le reprendre plus tard) : de la fadeur. Hormis ses palais anciens, ses affiches, ses ballets d'enfants et son Premier Mai, la Chine n'est pas coloriée. La campagne (du moins celle que nous avons vue, qui n'est pas celle de l'ancienne peinture) est plate ; aucun objet historique ne la rompt (ni clochers, ni manoirs) ; au loin, deux buffles gris, un tracteur, des champs réguliers mais asymétriques, un groupe de travailleurs en bleu, c'est tout.
Le reste, à l'infini, est beige (teinté de rose) ou vert tendre (le blé, le riz) ; parfois, mais toujours pâles, des nappes de colza jaune ou de cette fleur mauve qui sert, paraît-il d'engrais. Nul dépaysement. Le thé vert est fade ; servi en toute occasion, renouvelé régulièrement dans votre tasse à couvercle, on dirait qu'il n'existe que pour ponctuer d'un rituel ténu et doux les réunions, les discussions, les voyages : de temps en temps quelques gorgées de thé, une cigarette légère, la parole prend ainsi quelque chose de silencieux, de pacifié (comme il nous a semblé que l'était le travail dans les ateliers que nous avons visités).
Le thé est courtois, amical même ; distant aussi ; il rend excessif le copinage, l'effusion, tout le théâtre de la relation sociale. (...)
Cette hallucination négative (la façon dont il vient de décrire la Chine qui serait hors de la couleur vive, de la saveur forte et du sens brutal) n'est pas gratuite : elle veut répondre à la façon dont beaucoup d'Occidentaux hallucinent de leur côté la Chine populaire : selon un mode dogmatique, violemment affirmatif/négatif ou faussement libéral. N'est-ce-pas finalement une piètre idée du politique, que de penser qu'il ne peut advenir au langage que sous la forme d'un discours directement politique ?
L'intellectuel (ou l'écrivain) n'a pas de lieu - ou ce lieu n'est autre que l'indirect : c'est à cette utopie que j'ai essayé de donner un discours juste (musicalement). Il faut aimer la musique, la chinoise aussi. » (Roland Barthes, « Alors la Chine ? », octobre 1975)
De retour à Paris en 1952, il travaille au Ministère des Affaires étrangères. Il continue à publier dans la revue Esprit, dans Combat et dans la revue de Maurice Nadeau, Les Lettres nouvelles. Il participe aussi à la création de Communications et collabore à Tel Quel. Enseignant à la VIe section de l'École pratique des hautes études dès 1962 - ses premiers séminaires porteront sur le thème « Inventaire des systèmes de signification contemporains » et déboucheront sur ses Éléments de sémiologie (1965) et le Système de la mode (1967) - Roland Barthes occupa la chaire de sémiologie du Collège de France de 1977 à 1980. Les années 1970 lui apportent la reconnaissance avec ses nombreuses publications: L'empire des signes, S/Z, Sade, Fourier, Loyola, Nouveaux essais critiques Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux. Il meurt en 1980 des suites d'un accident.