Bartleby et compagnie
Bartleby et compagnie est une suite de notes de bas de pages composées par une sorte de fonctionnaire kafkaïen, célibataire et bossu, auteur lui-même, 25 ans plus tôt, d'un unique roman d'amour. Un spécialiste, en somme, pour établir le catalogue raisonné d'une bibliothèque des boiteux les plus extraordinaires que connut la littérature mondiale, de Robert Walser à Bobi Bazlen, de Joseph Joubert à Arthur Rimbaud. Ce ne sont pas des écrivains ratés mais des écrivains réfractaires. Vila-Matas les appelle les écrivains du refus, de la négation, autrement dit des auteurs qui ont un jour fait le choix du silence, ce mutisme relevant selon lui du syndrome de Bartleby en littérature, d'après le nom du personnage de la nouvelle de Melville, ce clerc new yorkais dont la seule occupation consistait à se soustraire à tout ordre par un : " Je préférerais ne pas le faire ", aussi humble que définitif. Si cet ouvrage se lit comme un essai, quelques notations viennent de temps à autre rappeler au lecteur que ce n'est pas le cas. Bartkeby et compagnie est bien un roman, pour mieux dire une sorte de journal, une série de notes de bas de pages se référant à un roman fantôme. Livres inachevés ou inachevables, échecs éditoriaux, succès posthumes, auteurs d'un seul livre, abandonnés aux manuscrits refusés, confession tardive d'une vocation inaboutie, amoureux du secret et de la dissimulation, maniaques du pseudonymes, incapables majeurs, désespérés a priori, partisans de la brièveté humains jusqu'à choisir la vie contre les lettres ou jusqu'à se l'ôter par dépit, militants de l'ineffable, ou nègres consentants, tous ces petits-cousins de Bartleby forment une constellation d'où, à n'en pas douter, sont sortis les meilleurs, quand ils n'y sont pas tout simplement restés. Dans ces labyrinthiques notes en bas de page destinées à commenter un texte invisible, en quête de tous ces livres qui demeurent en suspension dans la littérature mondiale, Vila-Matas montre que cette crise nous plonge au coeur même du projet d'écrire, qu'elle touche à l'essentiel de ce projet. Voilà qui a de quoi alimenter l'espoir : comme les précédentes, la littérature à venir sera celle du refus ou ne sera pas.