Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?
Dimanche de Pâques, la pluie ne va pas cesser. Bientôt six heures, bientôt l'estocade finale. A Lisbonne, une femme se meurt, veillée par ses enfants qui s'entredéchirent. Tour à tour, ils se remémorent les heures fastes de l'histoire familiale - lorsque l'élevage de taureaux de combat faisait la fierté et la prospérité des Marques -, en même temps qu'ils sondent les recoins les plus sombres de leurs existences.
On entend ainsi Francisco, le fils acariâtre, rongé par la frustration et le ressentiment qui n'en finit pas de maudire feu son père de les avoir ruinés au casino ; João, consumé par la maladie et l'amour des petits garçons ; Ana, errant dans le terrain vague, en quête de sa dose de poudre ; Beatriz, « dans le tunnel de sa panique », persuadée que des chevaux traversent la plage au grand galop en jetant leur ombre sur la mer. Quant à la vieille servante méprisée, Mercília, elle vit dans la famille de toute éternité et sait les secrets qui ont fait gonfler, comme autant d'abcès à crever, les rancoeurs, les hontes et les non-dits.
Tandis que les défunts se gaussent ou s'offusquent et que Dieu, « mesquin comme toujours », s'est absenté pour affaires, chacun s'échine à remuer le farrago de ses souvenirs. Car se rappeler, c'est vivre encore, et prendre la mesure de sa déchéance aidera peut-être à retarder le coup de grâce. La structure du livre renvoie à la dramaturgie tauromachique. Elle adopte les phases principales du déroulement d'une corrida, avec sept chapitres : Avant la corrida, Tercio de capote, Tercio de piques, Tercio de banderilles, La faena, La suerte suprime, Après la corrida. Hormis le premier et le dernier qui sont comme le prologue et l'épilogue de l'histoire, tous les chapitres sont divisés en quatre parties, dans lesquelles prennent successivement la parole les protagonistes de ce « combat » qui culminera avec la mort de la mère. On a parfois la sensation de voir une situation se dessiner, au gré des réminiscences. Le livre prend corps par des superpositions, des réagencements, des redistributions entrelacées. Les objets du quotidien (« qui se méfient de nous »), les bibelots, les poignées de porte, les meubles, les lattes du plancher, les dentiers, semblent conspirer pour affliger un peu plus ceux qui décidément ne savent par quel bout attraper la vie pour ne pas se laisser tomber et la briser en mille morceaux.
Si Lobo Antunes a comme nul autre le don de rendre poignants de menus riens, il arrive aussi que des grossissements grotesques de la réalité, des déformations à la Picasso, voire des embardées dans le fantastique, fassent basculer le texte, pour le plus grand plaisir du lecteur, dans le tragicomique ou le burlesque. Les protagonistes ne sont pas dupes de leur statut de personnages de papier et ne se privent pas de le faire savoir à l'écrivain au travail, qui semble parfois découvrir l'histoire en même temps que nous.
Il arrive qu' « Antonio Lobo Antunes » soit nommément pris à parti par ses créatures insatisfaites, ce qui ne l'empêche pas de mener jusqu'à son terme un livre qui encore une fois ne peut qu'émouvoir, dès lors que l'on accepte de se laisser submerger par le flot de son écriture.