De la nature des dieux
Modeste employée de librairie, mère célibataire à la vie précaire, Fátima devient contre toute attente la confidente d'une vieille femme richissime qui vit recluse dans une immense maison au bord de la mer, non loin de Lisbonne. Ne commandant des livres qu'à seule fin de recevoir sa visite, Madame impose à Fátima de s'asseoir à ses côtés pendant des heures pour l'écouter raconter sa vie. Elle s'attache en particulier à se remémorer l'ascension irrésistible de son père, qui lui inspire une haine ambiguë.
Ne reculant devant aucune vile manoeuvre pour faire prospérer son empire industriel et financier, celui-ci aura su s'imposer comme un personnage de premier rang, recevant têtes couronnées et puissants de ce monde pour des dîners fastueux et des parties de tennis. Pendant la guerre, il fait commerce de wolfram, en louvoyant entre les Anglais et les Allemands. Il a l'oreille du dictateur (sénile), lequel facilite ses activités dans les colonies africaines.
Incapable de la moindre humanité (du moins, en apparence), il consacre toute son énergie à mépriser sa fille, son épouse, ses petits-enfants, et semble entraîné dans une fuite en avant, désirant toujours plus de richesses, toujours plus de maîtresses, conquises avec la même avidité rapace, sans que son mal de vivre en soit aucunement atténué. Le livre est composé de quatre parties, les trois premières comprenant chacune dix chapitres et la dernière sept.
Dans la première partie, le récit est à la charge de l'employée de librairie, qui s'épanche sur ses misères personnelles, en même temps qu'elle relate les confidences de Madame. Dans la deuxième partie, on entendra : M. Monteiro, le bras droit de l'homme d'affaires tyrannique ; une intermédiaire française cherchant à jouer un rôle dans le commerce de wolfram ; la mère de Madame, humiliée et délaissée ; Marçal, le fidèle domestique et véritable père de Madame ; une des secrétaires et maîtresses de M.
Monteiro. La troisième partie a pour unique narrateur le père de Madame. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, c'est une de ses maîtresses, chanteuse de fado, qui prend la parole. A ces personnages principaux s'ajoutent une infinité de figures secondaires (parents, grands-parents, oncles et tantes, voisins, etc.), comme le dictateur cacochyme ou le sans-abri dont la silhouette traverse les époques et les chapitres, du début à la fin du livre.
La puissance du travail d'António Lobo Antunes ne peut se saisir à travers le simple résumé des grandes lignes du récit. Avec lui, l'aventure est essentiellement stylistique. C'est grâce à la force de sa langue et à la virtuosité de son art narratif, porté ici à son plus haut, qu'il parvient une fois encore à nous émouvoir et à nous étourdir. Sur le fond, Lobo Antunes plonge une fois de plus ses lecteurs au coeur des ténèbres, dans un monde où sévit une hostilité généralisée, où les relations entre individus ne sont que violence.
Mais, dans bien des cas, cette brutalité semble n'être qu'une solution par défaut, quand la soif d'amour reste trop difficile à exprimer. On retrouve des thèmes qui s'imposent à l'auteur avec constance, mais traités avec peut-être encore plus de truculence que d'habitude, un humour noir ravageur, des saillies mordantes à souhait, des passages drolatiques. Tout passe par une perception suraigüe, une capacité à déceler dans les menus gestes du quotidien, dans les phrases ou les faits les plus ordinaires une désolation sans fond, les petites lâchetés et les grandes douleurs, les détestations sourdes, les peines ravalées et, malgré tout, l'attachement à la vie, pourtant souvent bien ingrate ou décevante.