Radioscopies de Jacques Chancel : Jorge Luis Borges
C'est à Roger Caillois que je dois la chance d'avoir connu Jorge Luis Borges. L'analyste des mythes m'avait donné rendez-vous au Flore. "Je vous présenterai un poète, m'avait-il dit. Ne me demandez pas son nom. Nous serons avec lui aux approches du véritable imaginaire. Vous serez séduit par la brillance de ses mots." Je me souviens de chaque seconde de cette première rencontre. Assis sur la banquette, face à l'entrée, buste droit, main serrée sur une canne à pommeau d'argent, regard figé sur une ligne d'horizon connue de lui seul, il avait l'attitude fière, altière, de ceux qui se sont définitivement éloignés du monde des voyants. Je savais d'entrée que nous avions, ensemble, un univers de rêves habités à découvrir. Caillois, qui avait l'initiative, peinait à rompre la solennité de l'instant. J'étais muet, impressionné, le maître des Fictions nous observait d'un même silence. Notre cher médiateur se résolut enfin à poser une question assez banale : "Où êtes-vous, ami ?" "Ailleurs", répondit-il. Le mot prenait tout son sens.