Sur mes traces : Mémoires
Pour la première fois, avec Sur mes traces, Gregor von Rezzori livre d'une manière complète l'histoire de sa vie qui s'inscrit de façon quasi-parfaite dans une période historique décisive de l'Europe. Né en 1914 en Bucovine, Rezzori va être ballotté par les vicissitudes de l'histoire qui vont faire de ce représentant de l'ancienne Double monarchie, un Roumain, un Autrichien, un apatride qui finira par se fixer définitivement en Italie où il meurt en 1997, sept ans après la chute du mur de Berlin.
C'est finalement dans ce pays que Rezzori, comme Goethe, trouvera l'apaisement, au contact d'une langue qu'il n'a jamais utilisée comme écrivain mais qui est pour lui celle de l'amour et de l'amitié, la langue d'une sagesse lumineuse. Ce mouvement oscillatoire de distance et de rapprochement l'a animé toute sa vie. Même s'il avoue que sa mémoire n'est pas absolument fiable et qu'il peut y avoir parfois des contradictions avec ce qu'il a écrit précédemment, comme dans Neige d'antan ou Mémoires d'un antisémite, ce livre rend merveilleusement compte d'une vie d'exil dans une Europe déchirée.
Parti sur les traces de sa propre vie, à partir de cet espace de déterritorialisation qu'est la Bucovine, il part immanquablement sur les traces d'une Europe qui ne cesse de se recomposer. Comme une photographie plongée dans le bain du révélateur, les images de ces époques s'éclaircissent au fur et à mesure de l'évocation, se reconstituent en trame pour former l'histoire d'un destin mouvementé et irréversible. Ni fresque, ni autobiographie, cette oeuvre est en perpétuel mouvement, écrite d'une plume alerte et jubilatoire, impertinente. Les sens s'aiguisent comme ceux d'un chasseur - l'activité qui a marqué toute sa vie, la précision des descriptions, la musicalité de la langue restituent avec un humour exquis cet univers ambigu où le sentiment d'isolement, les déchirements identitaires, la quête d'un salvateur reniement se conjuguent de telle sorte que Claudio Magris range Rezzori parmi les grands noms de la littérature "autrichienne", au côté de Musil et de Doderer.
On pourrait y ajouter Joseph Roth et Elias Canetti.