Ruta Tannenbaum
Il est fort probable qu’à l’avenir, l’histoire littéraire croate (ou bosniaque ou, simplement, balkanique) se souvienne de ce phénomène exceptionnel : en quatre ans, Miljenko Jergovic a écrit quatre livres d’une puissance saisissante, tout à fait différents les uns des autres, aussi bien formellement que thématiquement : Le Palais en noyer (2003), Inshallah, Madona, Inshallah, (2004), Gloria in excelsis (2005), Ruta Tannenbaum (2007) ; sans compter son recueil poétique Un Turc à Agrame.
Cela ne fait nul doute, il s’agit d’une entreprise littéraire d’une envergure exceptionnelle, réaffirmant le talent et la force créatrice d’un écrivain majeur. Si les œuvres précédentes de Miljenko Jergovic avaient une forme ramifiée, très marquée par la digression (à l’exception de Buick Riviera), Ruta Tannenbaum présente une narration plus serrée, plus linéaire : il s’agit du destin de deux familles zagréboises, l’une catholique et l’autre juive, dans le même immeuble et durant la même période (1932-1942).
Leurs histoires entremêlées occupent le devant de la scène, tandis que de brèves touches factuelles dessinent adroitement le cadre historique. C’est l’intimité de ses personnages que Jergovic veut sonder et c’est là que réside la véritable gageure du roman. La jeune Ruta, la “Shirley Temple croate” (en partie inspirée de la figure historique de Lea Deutsch) absorbe, imite, restitue ce qui l’entoure avec un tel talent qu’elle va vite devenir, malgré son jeune âge, une vedette du Théâtre national croate.
Mais peu à peu, elle révèle au lecteur des traits de caractère qui lui ôtent toute aura de future victime (son destin est annoncé dès le prologue, elle va connaître la déportation) : elle se montre hautaine, imprévisible, capricieuse, voire sadique. Son père, Salamon Tannenbaum, est probablement le personnage le plus abouti que Jergovic ait jamais imaginé : profondément marqué par le mépris de soi, cet individu insignifiant se transforme en brute redoutable dès qu’il adopte une autre identité, en l’occurrence celle d’un aristocrate catholique imaginaire.
Ce dédoublement de la personnalité est vécu par Salamon dans un mélange paradoxal d’angoisse et de jubilation. Dans l’évocation de ses peurs et son assassinat dans les rues de Zagreb, Jergovic atteint le sommet de son art. Les exemples d’accomplissement littéraire sont foison dans ce roman et notamment la description du déclin physique et social du grand-père de Ruta, Abraham Singer. Il constitue un vibrant hommage au meilleur de la littérature de tradition juive.
Dans Ruta Tannenbaum, le ton de Jergovic est ferme et la force romanesque telle que l’auteur peut se permettre des changements de registre et de séquences narratives. L’atmosphère y est sombre mais émaillée d’épisodes qui contrastent vivement par leur humour et leur démesure, quasi inspirés de ce qu’on pourrait qualifier de réalisme magique.
La fin du roman prend une accélération furieuse et produit chez le lecteur un effet glaçant : la famille Tannenbaum disparaît en laissant derrière elle un vide muet et une ville peuplée d’horreurs. Si Ruta Tannenbaum dérange, c’est que Jergovic lui-même fait bouger les lignes : Croate en Bosnie, Bosniaque en Croatie, il garde jalousement son statut d’entre-deux, n’écrit pas d’un quelconque point de vue communautaire mais embrasse toutes les communautés avec une vertigineuse empathie. Pis, il ose ici aborder l’un des thèmes les moins traités (les mieux tus) dans la littérature croate, l’Etat indépendant de Croatie lors de la Seconde Guerre mondiale et la question de l’extermination des minorités.
Miljenko Jergovic, une fois encore, confirme son statut d’écrivain le plus lu et le plus traduit des Balkans.