La déposition du tireur caché

Extrait du livre :
A monsieur le commissaire divisionnaire Paul Gouanaud
Préfecture de Police
Paris

Mon cher commissaire,

Je ne savais pas exactement à quelle adresse vous envoyer ce courrier, mais j'ose espérer que mon intitulé saura trouver son destinataire, qui me permettra une prime dédicace à la familiarité toute épistolaire !
Cette lettre est dépourvue d'en-tête personnalisé, peut-être avez-vous déjà constaté qu'elle n'est pas signée et qu'aucune mention d'expéditeur ne figurait au dos de l'enveloppe qui la protégeait ? Celle-ci a été affranchie au moyen d'une machine en self-service, pas à un guichet avec préposé potentiellement physionomiste, et postée dans l'anonymat des heures de pointe d'un grand bureau du centre-ville pris d'assaut par une horde d'usagers indifférents. Il vous sera plus facile d'établir le portrait-robot de l'homme invisible, je pense...
Vous recevez sans doute une dizaine de courriers semblables chaque semaine, aussi je me permets de lâcher sans attendre les mots magiques qui vous convaincront qu 'il ne s'agit ni d'une plaisanterie, ni d'un exercice de délation dont vos concitoyens sont coutumiers, pas plus que d'une quelconque mystification destinée à vous nuire.
Ces mots sont : PÉLICAN ROUGE.
Ils méritent bien d'être écrits en lettres capitales, je pense. Et je crois avoir maintenant toute votre attention, n'est-ce pas ?
Donc, vous ne me connaissez pas, commissaire. Cela dit, nous sommes à égalité :je ne vous connais pas non plus directement, sinon par médias interposés, et c 'est pour cette raison que je me suis permis ma petite familiarité en début de lettre : vous m'êtes sympathique, savez-vous ? J'ai la prétention de pouvoir deviner la nature profonde d'un homme rien qu'en l'observant, fût-ce à travers la petite lucarne cathodique. La récente actualité m'a offert maintes occasions d'exercer ce talent (vous passeriez mieux à la télévision si vous vous débarrassiez de ce tic ridicule qui consiste à lever les yeux au ciel chaque fois que l'on vous pose une question qu 'elle soit embarrassante ou pas, soit dit en passant), alors j'affirme que vous n 'êtes pas du genre crédule qui accepte une version des faits ne cadrant pas avec les relevés de scène de crime juste pour faire plaisir à votre hiérarchie ou au ministre du moment.
Vous êtes un rebelle, commissaire.
Respectueux de l'ordre établi, certes, mais en électron libre, indépendant et non conformiste, limite franc-tireur, ce que les Anglo-Saxons appellent un «maverick».
Les balles magiques et les tireurs solitaires qui font feu dans des directions aussi différentes qu'opposées, ce n'est pas pour vous. Les pressions venues d'en haut (et même de très haut, dans le cas qui nous préoccupe) ne vous empêcheront pas de vouloir connaître la vérité.