Les fans sans balance

Un sentiment incoercible de découragement envahit Roland Sapey qui, avant de pénétrer dans le commissariat, était gonflé à bloc. Qu'est-ce qu'il est venu foutre, ici, face à ce flic à qui il va falloir expliquer par le menu une histoire qui se déroule sur plus d'un demi-siècle ? Soudain, il a mal partout, la nausée, l'envie de tout plaquer, de fuir, de retrouver la rue, un bistrot, la foule... oublier. Non ! Il faut y aller, au bout, tenir, faire confiance au policier qui a pris au sérieux ses premières déclarations.
- J'ai découvert Yossef Blumenthal en 1980. Il jouait dans un quintet de jazz dans une boîte du Marais, le Monk's Dream, maintenant disparu. Dès les premières notes j'ai aimé sa façon de jouer du saxo, fluide, pure, un beau son avec des notes déchirantes, très près du blues, ce qui est rare chez un saxophoniste blanc.
- Stan Getz ?
- Pas du tout et bien sûr pas le même niveau. Yossef avait au départ une formation de pianiste classique et ce n'est que par la force des événements qu'il s'était mis au saxo alto.
- Art Pepper ?
- Commissaire, vous en savez des choses ! Art Pepper, ce n'est pas rien ! Vous vous intéressez donc au jazz ?
- Oh, modestement. Étudiant, je jouais dans un petit orchestre et, maintenant, pendant mes loisirs...
- Quel instrument ?
- Le baryton, le saxo baryton. Dites-moi, Blumenthal n'a jamais été un musicien connu, à moins que je me trompe ?
- C'est exact, bien qu'il ait fait le boeuf avec les grosses pointures d'après-guerre comme Claude Bolling, Benny Vasseur, Luter et tout le gratin des musiciens noirs américains de passage à Paris. En tempo lent, il était splendide mais il manquait de swing. Il le savait et disait, lui-même, en riant, que c'était la faute à Jean-Sébastien Bach. Pourtant, bien avant beaucoup d'autres musiciens européens, il avait tout compris : le negro spiritual puis les gospels, le blues.