La java des bouseux
Extrait du livre :
Le Gros prétendait que le père lui devait trois ans et quatre mois de location non payée, plus le montant d'un pari que le Gros aurait effectué sur Bifteck III, vainqueur du Grand Steeple à 80/1.
- Faux, disait Bobby, c'est faux. À sa demande, j'avais misé sur Escalope IV, un tocard qui arrivait toujours après la fermeture de l'hippodrome. On se demande pourquoi les chevaux n'ont pas de montres. Quant au loyer, je ne lui dois que trente-neuf mois et pas quarante. Il attendra.
Mais les loueurs sont tous des impatients et, un matin, j'ai vu débarquer un huissier suivi d'un commissionnaire en logement et de ses adjoints, les flics. Nous avons été virés comme des malpropres. Sans compter la mise en demeure verbale du Gros.
- Bobby ! Tu as intérêt à me régler vite fait. Ne m'oblige pas à recourir à mon service de récupération.
Depuis, Bobby et moi nous nous étions installés dans une caravane. Nous vivions tranquilles. Lui partait à son travail. Trois fois par semaine, il trouvait un emplacement aux Puces et installait son bizness. Une simple caisse de carton qu'il déployait pour former une table. Avec trois cartes, trois as, deux noirs et un rouge, Papa devenait enseignant. Il apprenait aux illettrés à deviner où se cachait l'as de coeur lorsqu'il jetait les brèmes sur son tapis. J'sais pas pourquoi, parfois, la partie s'arrêtait, la table redevenait carton et les clients se dispersaient. Le temps sans doute. Il change sans arrêt.
Tout allait pour le mieux. J'étais un travailleur et n'avais donc jamais de vacances puisque je n'allais pas en classe. J'apprenais tout ce qu'un enfant doit savoir : comment tirer un sac de vieille dame pour lui apprendre à veiller sur son bien, démonter un vélo errant trouvé par hasard et pas attaché, planquer un paquet d'herbe que je récupérais plus tard. Personne ne m'a expliqué pourquoi on devait dissimuler le gazon alors qu'il en pousse tant dans Central Park. J'avais appris à parler poliment aux jeunes femmes que Papa hébergeait parfois pour une nuit. Jamais au-delà. Des malchanceuses qui ne savaient pas où dormir. Elles aussi avaient sans doute à faire à des logeurs impatients. Je savais compter. Les dames d'une société, des femmes toutes rondes qui s'occupaient de l'avenir de gamins de mon âge, ont été stupéfaites lorsqu'elles m'ont interrogé.
- Tu sais vraiment compter ?