Nos Italies
L'historien Gilles Bertrand revisite de manière originale le sujet classique du « Tour d'Italie ». Son essai déplace la question de la contemplation de paysages vers une étude attentive des multiples détours et retours que l'on peut y faire, avec toute l'épaisseur active des sédimentations de la mémoire : voyages mobiles et immobiles parmi les images physiques et mentales, expériences de pensée, souvenirs à demi-effacés confinant au rêve, épisodes historiques ayant marqué les mémoires individuelles et collectives. Le chercheur quitte ainsi le seul domaine de l'archive ou du matériau littéraire pour aborder les témoignages de perceptions, les replis de soi où affleurent les histoires personnelles, les attentes déçues, les espoirs trahis, les souvenirs sublimés. Il s'intéresse donc aux images circulées, voyagées, perçues et remémorées - et non seulement au contenu des représentations. La matérialité des supports, de la carte postale au tableau filmé, du plan de ville à la géographie des guides touristiques, est ici étudiée sous l'angle des usages et de la perception, ce qui conduit parfois à esquisser une contre-image, une image floue, voire une non-image.
En consacrant ce texte aux relations complexes entre l'ensemble ouvert de ces images actives et la tradition sans cesse revisitée et remaniée du récit de voyage en Italie, Gilles Bertrand observe donc les réceptions et les pratiques - y compris les siennes propres.
Prenant souvent appui sur les photographies de Raymond Escomel qui l'accompagne dans cette aventure, son texte interroge de manière précise, et en partie critique, l'étonnant cumul des représentations dont la péninsule italienne a fait l'objet. Son enquête transversale examine les usages individuels de l'espace et du temps, mais aussi de l'écriture et de l'énonciation. C'est dans le détail des activités du voyageur, au contact des lieux et de leur matérialité et à différentes échelles (état des routes, de l'architecture, de la forme des villes et des paysages, si variés, de chaque région) que se constate la force de déplacement et de mise en perspective qui continue de singulariser le « voyage d'Italie ».
Les images de Raymond Escomel se déplient au fil d'un itinéraire mi réel, mi rêvé. Bousculant les codes iconologiques convenus d'une représentation trop évidente des paysages, des monuments et des attitudes, la suite photographique des quarante images propose un contrepoint à la perception et au souvenir du voyage. Elle traduit et révèle une vision en cours, avec du mouvement, des oscillations, des profondeurs que leur lecture invite à continuer, à mettre au point par delà la buée propre à une certaine myopie de la mémoire. D'un autre côté ces mêmes images, sitôt stabilisées, prennent position et s'affirment aussi comme des tableaux monochromes.
L'ouvrage apporte ainsi une contribution importante à l'histoire concrète des pratiques du voyage et du tourisme, mais aussi à la connaissance des sensibilités, des représentations du territoire et de l'expérience vécue des paysages.