Le polième (Bernard Noël)
Bernard Noël est unanimement regardé comme l’un des plus grands poètes-écrivains contemporains, à raison. De là que son œuvre ait été beaucoup commenté déjà. Mais peut-être aucun de ces commentaires, si avisés soient-ils, n’a-t-il mis l’accent comme ce livre s’emploie à le faire : sur son aspect politique. Aspect accidentel ? Non, constitutif de l’œuvre. De toute l’œuvre. C’est ce que montre ici Michel Surya, dans un volume qui aborde à de nouveaux frais la question du rapport politique aux mots et à la langue.
Que fait le poème avec la pensée ? Peu. Pas assez – vieille malédiction des genres… Et avec la politique ? moins encore. Cela vaut mieux, diront ceux pour qui le poème est l’art parmi les arts, la langue à son plus haut éclat, etc. Le genre par excellence, en comparaison duquel tous les autres pâtissent d’une origine trouble, mélangée, et trahissent leur basse extraction. Alors, la politique ! Le mauvais genre par excellence ! Celui avec lequel il est arrivé que le poème se compromette. Avec lequel il ne pouvait pas faire autrement que se compromettre.
Tout le monde s’entend là-dessus : de la politique, il n’est jamais né qu’une poésie politique misérable. Pour autant, comment a-t-on oublié qu’il est aussi arrivé que la poésie fût politique. Ne le fût pas moins que la pensée, par exemple. Qu’elle le fût même essentiellement.
Des noms ? On partira de ceux de Lautréamont et de Rimbaud. Ils nous permettront en effet de remonter à la Commune de Paris. Pourquoi partir de la Commune de Paris ? Parce que c’est de là que part et c’est là que revient, toujours, l’œuvre de Bernard Noël. Que part et à quoi revient la poésie politique de Bernard Noël. Nous soutiendrons que Bernard Noël est un poète politique. Qu’il l’est et que lui seul, presque, l’est. Jean-Marie Gleize l’a écrit avant moi : « Si je ne craignais les pires malentendus, je dirais volontiers que, parmi tous, parmi nous, Bernard Noël est le poète politique. »
Poète politique. Étrange qualification à laquelle il est sûr que tout le monde ne s’accordera pas. Contre laquelle même on se récriera. Poète du corps, du sexe, ce qu’on voudra… Mais de la politique ! Signe que l’indécence, que l’obscénité se sont déplacées, ont changé de signe. Ou qu’on n’a pas vu que l’indécence, que l’obscénité s’étendaient jusque-là. Plus sûrement encore : qu’elles étaient les mêmes ou qu’elles pouvaient l’être. Et que Bernard Noël a construit son œuvre sur le fait qu’elles l’étaient. Toute son œuvre. Autant y insister, en effet : celle-ci n’est pas ici ou là, accidentellement, politique. Elle l’est de part en part. Au point que c’est ce qui en fait l’unité.
On partira donc du Château de Cêne (interdit par la censure du ministère de l’Intérieur de l’époque) et de « L’outrage aux mots », sa forte postface, sa postface violente, par laquelle son auteur se défend contre cette censure. Apparente ou fausse défense. Au contraire d’une défense, une accusation folle. On n’a peut-être pas mesuré ce qui s’y est joué. Le destin de son auteur ? Sans aucun doute (au moins autant que dans Le Château de Cêne). Mais pas seulement. Un destin de la langue aussi. Partant, de la pensée, et de la pensée politique. Qu’on se le représente : Bernard Noël n’y dit pas qu’il est innocent de ce dont on l’accuse (il a trop lu Bataille et Artaud pour savoir comment la littérature est ce qui prend en charge la culpabilité). Moins encore que c’est le censurer qui est coupable (n’importe qui eût fait montre de cette candeur à sa place). Non, il dit : la censure n’est plus le problème. Plus exactement, elle témoigne pour un temps qui n’a plus cours. Elle postule que la langue a en sa charge un sens dont la loi a à dire la règle. Mais c’est témoigner pour un temps disparu. La loi a beau dire quelle règle devrait être celle du sens, elle ne peut pas faire que le sens n’ait pas disparu avec ce temps. Aussi invente-t-il ce mot magnifique pour dire comment les mots ne cessent pas d’être les mêmes quoique le sens qu’ils ont s’est détaché, s’est désorbité de toute règle (histoire, signification, etc.). Pour dire comment nous ne disons plus rien quoique nous croyions dire encore : la sensure.
Au « sens », ainsi qu’il revient à la poésie de le sauver, il restera indéfectiblement fidèle – en quoi il est authentiquement un écrivain. De sa « sensure », à laquelle la politique ne cesse de s’employer, il ne restera pas moins obsessionnellement soucieux – en quoi il deviendra objectivement politique. Un poète politique.
Au mot sensure créé par lui, répond cet autre mot créé par Michel Surya, qui sert de titre à ce livre : polième. Non pas pour désigner une politique du poème (vieux style), mais l’indissociation essentielle ou native de la politique et du poème, de la polis et de la poiesis.
Le Polième (Bernard Noël) est le quatrième volume de la série « Matériologies », que précèdent : L’Imprécation littéraire (Farrago), Mots et Monde de Pierre Guyotat (Farrago), Humanimalités (Éditions Léo Scheer).