Contre le théâtre politique
Exilé aux Etats-Unis, en mai 1942, Brecht écrit dans son Journal de travail : « Eisler souligne à juste titre le danger encouru lorsque nous avons mis en circulation des innovations purement techniques, sans les rattacher à la fonction sociale. Il y avait le postulat d’une musique activante. 100 fois par jour, on peut entendre ici à la radio de la musique activante : les chœurs qui incitent à l’achat de Coca-Cola. On réclame désespérément l’art pour l’art ». En peu de mots, Brecht saisit le projet de l’art politique : « activer le spectateur », en souligne le risque : « le désolidariser de toute fonction sociale », en constate les échecs : « son appropriation par l’adversaire », en désigne peut-être une paradoxale perspective : « l’art pour l’art ». Son parcours prévient les malentendus : cette dernière exigence ne se fait pas au nom d’un idéal apolitique de l’art. Elle naît précisément d’un souci militant : faire obstacle à l’absorption par le capitalisme des formes et des dispositifs de l’art contestataire. Quelques décennies plus tard, l’inquiétude demeure et les propos laconiques, ironiques ou désespérés de Brecht s’avèrent inspirants. Comment donc permettre à l’art et, en l’occurrence, au théâtre d’être autre chose que l’auxiliaire de la domination lorsque, précisément, la domination désormais l’enjoint à « s’engager » ? Car, y compris de la part de l’Etat (avec lequel il entretient de longue date un rapport organique), il est partout encouragé à le faire. Le théâtre doit prendre part à la réconciliation sociale, porter haut les valeurs occidentales, attester la liberté d’expression, semer doutes et questions mais aussi démontrer que notre République répressive connaît encore quelques ostentatoires poches critiques... Il lui faut, ses « tutelles » l’y encouragent, « activer » le spectateur, c’est là son destin et la raison de sa subvention. Il ne saurait être indifférent au monde ni, pire, inutile. Si toutes les œuvres ne répondent pas à cette injonction, si beaucoup même en refusent l’orientation, les effets de cet « impératif politique » sont spectaculaires dans le champ de la pratique et de la production théâtrales. L’institution ne cesse de se légitimer par sa vertu politique. Cette dernière cependant se limite bien souvent à de très générales et consensuelles exhortations. D’où quelques contradictions, rarement vécues comme telles : la critique du néolibéralisme sur scène, par exemple, s’articule sans grands dommages à son déploiement brutal en coulisse ; on célèbre Mai 68 à l’Odéon tandis que les flics gazent au dehors, à la demande du théâtre, les manifestants de Mai 18 ; on convoque la police à Saint-Denis pour protéger l’exhibition d’un spectacle « antiraciste » de la critique de militants eux-mêmes antiracistes ; on est « rempart à la Barbarie » tout en s’intégrant à la saison « France Israël », etc. La politique, dès lors, est un signifiant vide, certes valorisant, mais dédialectisé, intemporel, idéel, inconséquent. Elle n’est qu’un thème, un contenu, un ensemble de signes, un fantasme, assurément porté par l’idée de faire (le) bien, et aveugle aux idéologies qui la sous-tendent. De cet état des lieux naissent trois interrogations : 1. Les raisons de cette omniprésence de la « politique » ; 2. ses effets et notamment la façon dont s’intériorise la légitimation de l’art par la politique ; 3. sa signification dans un processus bien plus vaste d’attaques contre la consistance même de la politique. Mais il y a plus inquiétant que ce « rapt » et ses conséquences manifestes : le tout-venant tiède du marais théâtral, le toc des subversions d’arrière-garde et des transgressions immatures, les provocations réactionnaires des postures « politiquement incorrectes », les truqueurs, la glue sentimentale qui empreint les scènes actuelles... La dévitalisation de la politique se retrouve aussi dans nombre de spectacles qui se donnent pourtant, pour projet la contestation ou la critique de ce qui est, la dénonciation de tel scandale ou l’initiation des spectateurs à la compréhension de leur mécanisme. Cette inflation de spectacles ― notamment documentaires ― interroge. Ne se fonde-t-elle pas, en grande partie, sur une confusion entre « pédagogie » et « politique », « naturalisme » et « réalisme », « aliénation » et « oppression », sur un paternalisme de l’adresse, un conformisme des affects et sur une très intemporelle définition de l’activité politique ? Que penser, en effet, de sa conception sous-jacente qui n’appréhende bien souvent le « populaire » qu’à l’aune de critères statistiques et « l’analyse concrète des situations concrètes » qu’en sociologue ? A ce stade, on peut repérer trois traits majeurs du « théâtre politique » de la période ― qui ne sont pas indifférents à l’activité militante ― : 1. l’enlisement dans la réalité, c’est-à-dire un face-à-face avec ce qu’elle est supposée être, qu’il s’agit de déplier, expliquer, contre-informer et qui aimante pensées, dispositifs, adresses et possibles ; 2. une appréhension positiviste de l’art politique où celui-ci n’est plus envisagé qu’à l’aune des effets systématiques qu’il est supposé produire, dans des temporalités mécaniques et linéaires ; 3. un fétichisme des dispositifs où il s’agit de répéter encore et encore les mêmes procédés, indifférents aux conjonctures. Il faut alors formuler une hypothèse : ni le théâtre ni la politique ne sont assez pris au sérieux. Ils sont seulement juxtaposés, l’un réduit au constat (fiévreux ou clinique) de ce qui est, l’autre assimilé à un mode de communication parmi d’autres. Quelques spectacles saillants aujourd’hui (de Maguy Marin, Adeline Rosenstein, Milo Rau, et d’autres encore, etc.) démontrent qu’il n’y a là nulle fatalité à la condition, toutefois, que la mise en rapport des deux termes, théâtre et politique, soit autrement embarrassante, conflictuelle, perturbée, déséquilibrée qu’elle ne l’est le plus souvent. C’est au prix d’un travail sur les contradictions historiques de cette association qu’elle peut s’arracher à sa réification. « On réclame désespérément l’art pour l’art » : tel serait, peut-être, l’horizon partiel d’une réactivation de l’art politique. Cette étrange hypothèse, déraisonnable, qu’il s’agit d’explorer, soutient que l’expérience de l’art est irréductible à ce que le Capital et la patine du temps en ont fait. Il faut essayer de mettre des mots sur ce qu’en de rares moments elle permet, sur cette étrange médiation qu’est l’œuvre, sur la discordance des temporalités qu’elle suggère, sur le bloc de rupture ou, du moins, la discontinuité qu’elle suppose avec le tout-venant de la vie, de ses rythmes, de ses narrations et de ses adresses. Il s’agit, in fine, de changer de prisme, sans rien cependant concéder aux tenants de l’idéologie esthétique : et si l’art, après avoir été tant et tant et parfois magnifiquement, inspiré par la politique venait, à son tour, initier, aggraver, suggérer quelques radicalités insoupçonnées et participer alors, en tant que tel, avec ses moyens propres, au mouvement actuel qui abolit l’ordre existant ?