Voyage au pays des Ze-Ka
Enfin publié ici dans son intégralité pour la première fois au monde (plus d'un tiers du livre est inédit) et sous son titre original, Voyage au pays des Ze-Ka est l'un des plus bouleversants témoignages jamais écrits sur le Goulag. Le livre était paru en France en 1949 sous le titre La Condition inhumaine, bien avant les chefs-d’œuvre de Soljenitsyne et de Chalamov. Cet hallucinant récit de cinq années passées dans les camps soviétiques ne le cède en rien à ceux de ses célèbres successeurs, ni pour la qualité littéraire, ni pour l’acuité de pensée et la hauteur de vue avec laquelle l’auteur s’efforce de donner un sens à son expérience, aux limites de l’humain.
Né dans une famille juive de Pinsk (Biélorussie), Julius Margolin (1900-1971) est élevé dans la culture russe. Après avoir terminé ses études de philosophie à Berlin, il s'installe en Palestine. En 1939, il est en séjour à Lodz lorsque la Pologne est envahie. Il se réfugie alors dans sa ville natale, à l’est du pays. Arrêté le 19 juin par le NKVD, il est envoyé dans un camp de travail sur la rive nord du lac Onéga. Ayant survécu par miracle à cinq années de Goulag, libéré en 1945, il écrit le Voyage dès son retour à Tel-Aviv, et doit faire face à une opinion internationale incrédule, l’URSS étant encore auréolée de sa contribution à la victoire contre le nazisme. Il vient à Paris en 1950 témoigner au procès de David Rousset contre Les Lettres françaises, et ne cessera de lutter, jusqu’à sa mort en 1971, pour la libération des Ze-Ka, les prisonniers des camps.
Le témoignage de Julius Margolin constitue un document unique à plusieurs titres. Margolin fut victime de la répression soviétique contre les citoyens polonais affluant massivement de la Pologne occidentale et, plus généralement, du nettoyage des confins pratiqué dès le début de l’occupation soviétique sur les territoires destinés à faire partie de l’URSS. Ces purges, qui visaient à la russification des populations, devaient assurer en premier lieu la destruction des élites et des institutions démocratiques, étape déjà réalisée partout ailleurs en Union soviétique.
Dans le vaste corpus des récits sur le Goulag, l’originalité du livre de Margolin consiste en ceci qu’il apporte un témoignage émanant d’un « étranger ». Ces témoignages constituent un volet à part dans la documentation littéraire sur le Goulag : avant leur arrestation, leurs auteurs n’ont pas été soumis à la pression idéologique, n’ont pas intériorisé les contraintes de la société soviétique, ni connu la peur des répressions. En un mot, ils étaient intérieurement libres. Aussi leurs écrits possèdent-ils une dimension anthropologique et narrative d’une grande richesse (prenant souvent la forme de récits de voyage).
Toutefois, Margolin n’est pas un vrai « étranger ». Son récit est écrit en russe, et son ancrage multiculturel lui permet d’accorder une place importante à la culture russe, par le prisme de laquelle il aborde les événements auxquels il se voit confronté. Il a ainsi toutes les clés pour interpréter le monde du Goulag, et la justesse de ses observations est un outil précieux pour l’historien.
Par ailleurs, l’engagement sioniste de Margolin, son séjour en Palestine, mais aussi et surtout sa compréhension intime du monde juif de l’Est européen, lui permettent d’apporter des observations uniques sur les bouleversements que connaît la population juive des confins avant la Shoah et la soviétisation de l’ancienne « zone de résidence ». Des éléments précieux sur un judaïsme disparu, dissous dans l’empire stalinien, sur une assimilation douloureuse dont on ignore encore bien des facettes.
Enfin, et surtout, Margolin est un écrivain. En dehors de sa pertinence testimoniale, ce livre retiendra l’attention par sa grande valeur littéraire.
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L’histoire de cette publication reflète, outre les politiques éditoriales de l’époque, la difficile réception d’un texte majeur qui documente sans aucune complaisance pour quiconque, au-delà de la répression stalinienne, la complexe configuration politique en Europe centrale et orientale liée à la Seconde Guerre mondiale. Il aura fallu attendre soixante ans pour que l’état des connaissances sur cette période et cette région permette au lecteur de saisir les multiples dimensions de ce témoignage.