Crocs
La pioche reposait toujours dans le coffre de ma voiture. Je n'y avais pas touché depuis la lettre, mais ce soir-là, il y avait dans l'air quelque chose qui ressemblait à un cercle qu'il fallait clore. J'avais songé aux anciens, de quelle manière j'étais allé mordre la terre et fouiller le passé à la recherche des mémoires et de ce qui avait voulu disparaître. J'avais songé que c'était de cette façon-là qu'il me faudrait enterrer le présent, et me faire disparaître moi-même. Que cela serait juste. Un sacrifice pour moi. Une délivrance pour elles. Le manche s'était calé au bon endroit. Je m'étais demandé si c'était de l'orme, et j'avais su comment faire. Il emprunte la glaise des sous-bois. À l'heure qu'il est, on est probablement à ses trousses. Sa course vient parfois frôler les villages endormis, l'asphalte visqueux des routes. Le cabot l'escorte et la pioche meurtrit son épaule.
Comme il n'a aucun autre compagnon, c'est à eux qu'il murmure le Plateau, les trajectoires perdues et les mémoires effacées. Quelque part à l'issue du chemin, il y a le Lac et le vacarme du Mur. Qui attend. Le Mur n'est autre qu'un barrage, et le Plateau est celui des « mille sources », stratifié, préservé, où des blocs rocheux monolithiques surgissent parfois des landes ou au milieu des forêts. Une « écriture de la terre » est à l'oeuvre, minutieuse, poétique, charnelle. Chaque mot semble directement extrait de la flore que le narrateur du roman parcourt, affronte, et avec laquelle il fait corps. Chaque mot prélevé comme un fragile échantillon minéral, organique, afin de témoigner de chaque instant vécu, chaque centimètre, puis chaque pas en direction du Mur qui gronde au loin. Ce roman s'écoule à la façon d'un compte à rebours en direction d'un but sur lequel la netteté se fera au cours des dernières lignes, compte à rebours entrecoupé de flash-back offerts comme des images figées qui tournent dans la tête du narrateur. Lui a quarante ans, après une féroce jeunesse de luttes, d'engagement total - ses « années loup » - il a rejoint le troupeau. Mais vivre résigné en attendant la mort, il n'y est pas parvenu. Révolte sociale, marginalité, appétit de liberté se sont fracassés sur les réalités du monde. Alors il est traqué. Et c'est vers le barrage qu'il fuit, pour « trouer ce monde et tout noyer. ». En lisant les dernières pages de ce roman, on songe au barrage du roman Un bon endroit pour mourir, de Jim Harrison.
Patrick K. Dewdney nous invite à examiner au plus près le microcosme inouï qui grouille, la matière qui se désintègre pour se régénérer, l'impensable vie qui anime l'eau. Pour nourrir les racines de son roman, l'auteur s'est isolé dans une cabane, peu avant l'automne, aux abords du lac en question, afin de poser les premiers mots, les premiers blocs. Il n'y a pas de chapitres dans Crocs ; c'est un corps solidaire aux articulations nées d'une même source : la nature et l'homme qui se débat dans cette complexité dans l'espoir de venir à bout de ses propres démons, ou de les mettre à l'oeuvre par tous les moyens. Un fugitif qui se dévoile petit à petit - marginal ? casseur ? zadiste ? terroriste ?- une course dans les paysages millénaires du massif central, Patrick K. Dewdney nous entraîne vers les abîmes de la condition humaine moderne. Mais cette terrible descente est pleine de fureur, de poésie et même de majesté.