En rêve et contre tout
Dans le monde de la télécommunication à outrance, l'hyper volatilité des pensées et des souvenirs se développe dangereusement...Au point de contaminer les vieux romans victoriens, eux-mêmes, et de manière générale tout ce qui se lit et demande, à ce titre, un peu de temps et d'attention : plusieurs cas de lecture stupéfiante se sont déjà déclarés à Londres en ce printemps tardif. Le Dr Watson, célèbre camarade d'aventures de Sherlock Holmes, personnage de fiction naturalisé citoyen britannique à part entière depuis peu pour services rendus à la nation, est ainsi régulièrement appelé au chevet d'une nouvelle victime du fléau... A en croire la rumeur, un imprimeur bulgare aurait mis au point une redoutable police de caractère à haute rentabilité capable de porter à la puissance 10 les capacités d'assimilation du lecteur moyen. S'il devient possible, dans ces conditions, de lire par exemple l'épais volume de La Recherche de Marcel Proust en une heure à peine, une fois sur cinq, hélas, le coeur du malheureux lâche en cours de route. Watson est le seul à se douter que cette emprise des caractères imprimés sur le regard humain n'est pas le fait de la science mais bien le résultat insidieux de l'évolution : c'est bien du coeur même des mots que monte ce nouveau brouillard composé d'une nouvelle espèce de particules particulièrement fines... secret d'une nouvelle performance. Mais passons de l'autre côté du miroir pour découvrir le dernier Grand Lecteur lequel règne à la tête d'importants domaines romanesques de plusieurs centaines d'hectares, hélas tous invisibles à l'oeil du non lecteur. Watson le consulte volontiers car sa culture littéraire, bien supérieure à la sienne, est une précieuse source de données pour établir la liste noire des oeuvres qui tuent . Si le sort du Grand Lecteur parait préférable de beaucoup à celui des autres lecteurs, il n'est pas exempt, lui non plus, de graves troubles du comportement. A l'entendre, la vie est grise. Ce qui est vrai si l'on regarde par la fenêtre : le Ministère de l'Ecologie a bel et bien mis le printemps en jachère dans l'espoir d'économiser durablement ses ressources et il fait particulièrement gris en ce mois de mai 2017. Une raison en or pour rester à l'intérieur, s'écrie le Grand Lecteur : pour rester à l'intérieur des livres. Mais à force de ne vouloir rencontrer la joie ou la souffrance que par le truchement des romans, des mémoires et de la poésie, le Grand Lecteur va être pris à son propre piège. Quand un beau matin, alors qu'il était plongé dans Les Illusions perdues de Balzac, son livre se mit à trembler entre ses mains, sauta en l'air et le fit tomber de son fauteuil. Quand il se releva, il se trouvait non pas précisément dans une chambre mais dans le rêve d'une jeune fille qu'il reconnut avec stupeur à la faveur non pas d'un vrai souvenir mais d'un sentiment de déjà-vu bouleversant. Suffirait-il qu'elle se réveille pour précipiter son propre retour , chez lui, à sa chère lecture ? Il se cacha dans la garde-robe en attendant qu'elle ouvrit les yeux. Mais rien ne devait produire comme il le croyait.