La dignité humaine : Heurs et malheurs d'un concept malmené
La dignité humaine, ou de la personne humaine, constitue un des éléments les plus typiques, dans le monde contemporain, de ce que John Rawls a nommé un « overlapping consensus », un consensus par recoupement, une valeur raisonnablement partagée sur laquelle est censée pouvoir s'édifier la collaboration sociale. Cette notion a connu une grande fortune après la fin de la Seconde Guerre mondiale, par opposition, et en réponse, aux crimes massifs commis au cours du conflit, puis, sans cesser d'être invoquée, elle s'est trouvée entraînée dans divers affrontements idéologiques au point de perdre beaucoup de sa signification consensuelle.
La notion de dignité a une histoire philosophique et théologique propre, et traverse aussi bien la période prémoderne que l'ensemble de la modernité, aujourd'hui parvenue en sa phase tardive. Cette dernière, aussi nommée postmoderne, se caractérise notamment par le caractère instable des concepts, leur relativité et leur aptitude à changer fréquemment de contenu, mais en même temps elle permet souvent de révéler, tant dans la théorie que dans l'utilisation pratique qui en est faite, le sens profond que la modernité entendait leur donner à l'origine.
D'autre part, comme pour d'autres notions ayant une dimension politique et juridique, la dignité en général, et la dignité humaine en particulier ont dans le monde occidental - berceau initial et espace principal de leur emploi - un double lien avec la philosophie d'inspiration gréco-latine et avec la théologie chrétienne. Ce lien a connu les vicissitudes liées au développement de la pensée moderne et à sa rupture avec l'intelligence chrétienne du monde, au point de voir formuler une équivocité conceptuelle entre dignité chrétienne et dignité moderne, les mêmes mots ne désignant pas les mêmes réalités ; puis, surtout depuis le concile Vatican II, il a semblé que les deux parties dans ce long et tumultueux débat en venaient à parler la même langue, cueillant ainsi les fruits des efforts de certains intellectuels catholiques, au premier rang desquels Jacques Maritain et John Courtney Murray.
Toutefois, et comme on l'a dit plus haut, l'évolution même de la modernité semble bien avoir rendu caducs ces tentatives de conciliation, fournissant ainsi non seulement l'occasion, mais aussi entraînant la nécessité de revenir aux sources originelles pour éviter de sombrer dans la confusion des langues.
L'ouvrage qui suit résulte d'un travail collectif, mené à l'initiative de Bernard Dumont, directeur de la revue Catholica, avec le concours de Miguel Ayuso, professeur de droit constitutionnel à l'Université pontificale Comillas de Madrid, et de Danilo Castellano, professeur émérite de philosophie du droit à l'Université d'Udine. La diversité d'origine de ceux qui y ont participé sera certainement reçue comme significative d'une même perception du besoin de clarification qui vient d'être évoqué. Chacun a creusé un sillon déjà parcouru dans ses propres travaux.