L'intérieur de la nuit
George Shiras (1859-1942) n'est pas un nom qui existe encore vraiment dans l'histoire de la photographie, et cela alors même que de son vivant ses photos, montrées par exemple à l'Exposition Universelle de Paris en 1900, rencontrèrent un certain succès : mais sa réputation se propagea surtout dans les milieux de la chasse, de la géographie et de la protection de la nature, et c'est d'ailleurs clairement l'orientation qu'il donna à sa plus importante publication, Hunting wild life with camera and flashlight qui fut éditée en 2 volumes (et souvent rééditée entre 1898 et 1935) par la National Geographic Society à Washington.
Sans doute Shiras ne se considérait-il pas lui-même comme un artiste, et même s'il était sensible à la beauté des animaux qu'il fixait sur la pellicule, c'est avant tout dans l'idée de documenter la vie animale, dans une perspective pré-écologique, qu'il travailla toute sa vie durant et qu'il mit au point, dès 1891, le procédé de saisie nocturne, au flash, des animaux sauvages de différentes régions des USA et du Canada, en ayant pour camp de base la région de Marquette, sur la rive sud du Lac Supérieur, où il fut initié à la vie sauvage dès son plus jeune âge.
C'est au contact de chasseurs - et aussi de guides indiens ou de trappeurs - qu'il s'initia à cette vie, finissant par échanger, comme il le dit lui-même, le fusil pour l'appareil photo.
Mais ce qui s'impose immédiatement dès que l'on a la chance de regarder quelques-unes des très nombreuses photos que Shiras réalisa de nuit, c'est un théâtre d'apparitions furtives, un monde de feulements et de fuites d'une saisissante beauté. Avec ces images de bêtes surprises mais non traquées, c'est une nuit pénétrée, une nuit transfigurée qui s'ouvre devant nous, dans toute la gloire du noir et blanc. À cette vie de nuit nous n'avons normalement pas accès, et encore beaucoup moins aujourd'hui qu'à l'époque de Shiras, où de nombreux territoires étaient encore presque vierges. Ce qui est documenté de la sorte, ce sont certes des comportements et des formes de la vie animale, mais c'est aussi une autre manière d'habiter le monde.
L'innocence esthétique de Shiras, le fait qu'il n'ait pas cherché à faire des photos d'art, joue ici à plein, et la saisie de ces passages furtifs d'animaux dans une nuit lointaine et profonde prend pour nous la valeur d'une entrée dans l'inconnu. L'attitude de Shiras, qui n'avait rien d'un outlaw ou d'un artiste maudit, peut toutefois faire penser à celle d'Atget.
Ce que l'un fit pour la ville, l'autre le fit pour la nature, certes dans des climats de production complètement différents. Mais alors que pour Atget, ignoré de son vivant, la reconnaissance, tardive, entraîna une suite sans fin d'expositions et de publications, pour Shiras c'est un peu le contraire : bien accompagné de son vivant, il n'a pas véritablement eu de postérité. Et c'est pourquoi il peut y avoir aujourd'hui envers lui un mouvement enthousiaste de redécouverte : dans leur diversité comme dans leur unité tonale, les photos de nuit qu'il a réalisées constituent littéralement un trésor. Tandis que le texte de Sonia Voss établira la figure de George Shiras III sur un plan historique, celui de Jean-Christophe Bailly, portera sur les implications de ces images, tant pour ce qui est de l'expérience photographique que pour ce qu'elles apportent à notre approche sensible du monde animal.