Etoiles d'Encre 63-64 - Sommes-Nous Folles ?
Folles ? disons-nous ?
Bien sûr. Folles d'aimer sans mesure, folles de nos fragilités et de notre force, folles d'être ce lieu de tous les liens, de toutes les espérances ; folles de nos corps citadelles, nos corps volcans, nos corps interdits. Ce sol matrice, temple de la vie, lieu de toutes les entraves mais aussi de toutes les libertés, de tous les désirs, de toutes les exaltations. Folles de se fondre en l'autre, car l'autre est Autre.
Folles de nos silences coupables et de nos cris de révolte, châtiments et rédemption mêlés. Folles de nos vies soumises, pulvérisées, livrées au feu du mépris, corps ployés sous les sanglots de l'impuissance ; mais folles de nos désobéissances, de nos audaces, de nos mots défendus, de nos créations, de nos affrontements aux digues du conformisme et du dédain. Folles on vous dit, frivoles ou flamboyantes, sublimes ou sauvages, abîme et Everest.
Elles se reconnaissent les femmes, dans les folles magnifiques qui furent leurs aînées, qui furent des artistes, des écrivaines, des combattantes. Des femmes, qui pour avoir enfreint les règles de l'ordre établi, ont subi tant d'outrages qu'elles ont sombré dans la folie, la folie tragique, ces femmes dont nous donnions quelques noms dans l'appel à textes pour ce thème, la folie irrémissible qu'évoque Claude Ber dans la carte blanche de ce numéro :" [.] loin du jugement péremptoire, de l'assurance d'être, soi, dans la raison et l'autre hors d'elle, comme si la raison ne ratiocinait pas et comme si la folie n'était pas, elle-même rationnelle".
Mais nous, nous nous sommes octroyé la folie d'être au coeur du poème, du conte, du verbe, de la surprise, du monde vrai, faux, onirique, travesti et, nous emparant de langues de toutes parts, nous avons creusé les fondations, monté les murs, construit le toit et ouvert la maison Chèvre-feuille. Nous avons invité de belles plumes et des talents en herbe, nous avons découvert des mots voyageurs, des récits lumineux, sérieux ou fantasques, des personnages fabuleux.
Oui, folles ? disons-nous. Le monde est plein de la folie des femmes. Et nous, à quatre, avons commis un acte fou : créer une maison d'édition ex-nihilo. Sans rien d'autre que l'envie d'ouvrir des pages à la parole des femmes qui ont tant de choses tues à enfin dire.
Nous des femmes méditerranéennes avec nos passions ardentes et d'abord celle de la littérature. Cet espace de la langue où chaque écrivaine (ou écrivain) recherche un voyage qui ressemble à l'exil. Ceci qui passe de l'ancrage tangible à l'imaginaire, au fantastique, aux vies offertes en témoignage du monde et de la vie. Et rien ne ressemble davantage à la magie du verbe nomade, à la douloureuse expérience de l'exil, que celui de Rachel Cohen : [.] Papa. Je t'aime. Les valises, pas seulement celles de Ma Sortie d'Égypte Le départ d'Alexandrie de la famille Cohen Jacques le nom de mon père le 13 décembre 1956, pas seulement Les valises, les deux valises en carton énormes que vous n'arriviez pas à porter, maman et toi, ce 13 décembre 1956, Alexandrie de la maison au bateau, Le Lydia, non, d'autres encore ou plutôt une - l'ombre - tu portais l'ombre mon père avec ta face solaire. Il y avait eu une ombre au tableau.
Folles ? Évidemment ! Quelle idée de ne pas l'être ! et je dirai avec Hélène Cixous : Non, non, surtout pas d'absolution. Je crains l'encens.
Behja Traversac