La gorge
De tout ce temps, les jambes avaient poursuivi leur basse besogne, repoussé alternativement le capiton, la douceur de l'abandon, la tentation de devenir un autre, quel qu'il fût, un peu avant l'heure fixée. J'ai laissé en plan mon bas de casse, mes petits travaux de prote lorsque le pli s'est précisé de part et d'autre, à égale distance, et qu'il fut évident que j'étais resté dans l'axe de la chaussée durant l'intermède où, en l'absence de repères, j'avais confié la direction de l'affaire aux extrémités dont j'avais perdu, avec le froid, la sensation, à rien, en quelque sorte.
De son premier livre en 1984 (le publiant, encouragé par Jacques Réda et Pascal Quignard) révélant une écriture exigeante à ses plus récents essais dotés d'une poétique conviction, Pierre Bergounioux, jamais loin de la Haute-Corrèze où il grandit, est devenu une des figures essentielles du paysage littéraire français. La gorge s'inscrit dans son oeuvre comme un texte singulier et capital :
Il rejoint ses écrits d'inspiration autobiographique où le sujet est soumis au chaos du temps. Son passage y est une déchirure métamorphosant l'être, les territoires de l'enfance et la société toute entière des toits aux racines. Quittant les reliefs qui l'entourent depuis toujours, un homme embarque à bord d'un train pour mener, au long des rails, une ultime bataille contre l'avenir et le passé. Le verbe de Bergounioux y est à son apogée et entretient une méditation lancée à toute allure dans les méandres de l'esprit. Le voyage dévoile une poésie infernale où la réflexion embrasse chaque détail de l'âme du narrateur et chaque bribe du paysage. Le personnage, miroir du lecteur, ne peut s'en sortir sans vertige.