Ni chose, ni personne : Le corps humain en question

Auteur : Bernard Edelman
Editeur : Editions Hermann

« Le corps humain est entré, à pas de loup, dans l’ère du soupçon. Jusqu’à il y a peu, nous vivions paisiblement dans notre corps, je veux dire sans souci métaphysique intolérable ; il était « nous », nous étions « lui », et nous cohabitions paisiblement, tant qu’il se portait bien. Objet sacré et inviolable, nous le respections comme on se respectait.
Mais, ces dernières cinquante années, tout a changé, insidieusement, imperceptiblement : nous avons connu les dons de sang, puis de sperme ; nous avons connu la procréation médicalement assistée, les embryons in vitro, puis les « mères porteuses », l’expérimentation sur l’homme, puis la brevetabilité des gènes, la création de « chimères », etc., etc. Notre corps est disséqué, décomposé, fragmenté, scruté par des armées de biologistes, exploité par les laboratoires ; notre cerveau est autopsié et nous faisons des « hypothèses stupéfiantes » ; l’âme, sous peu, sera scientifiquement démontrée. La technologie s’est mise de la partie et nous développons des « puces » qui nous surveilleront jour et nuit, aux aguets du moindre dérèglement ; et nous avons même inventé un monde virtuel, peuplé d’« avatars », où le corps réel s’expérimente dans un corps imaginaire.

Notre corps, ce vieux compagnon de toujours, prend le visage de l’étranger ; pis
encore, de l’ennemi, d’un espion tout prêt à nous trahir ; cette « enveloppe charnelle »
que nous traitions familièrement, sans même y penser, qui nous accompagnait tout
naturellement, se transforme en gisement de valeur dont on calcule les profits – tout
comme on pourrait calculer le prix d’un enfant – en machine plus ou moins
compétente, en « produit marketing » qui le rapproche des objets de consommation, et
même nos émotions, nos sensations les plus intimes prennent la forme d’une « monnaie
vivante ».

Ces révolutions nous laissent pantois, désemparés, pour peu que nous en prenons la mesure. Que sommes-nous donc devenus ? Que sommes-nous en train de devenir ? Que serons-nous dans dix ans, vingt ans, trente ans ? Quel régime politique se prépare en silence qui mettra la main non plus sur notre conscience mais sur notre corps – placé sous haute surveillance, comme en témoignent déjà les techniques de biométrie et la mise au point de fichiers d’ADN – dès la naissance préconisent certains ? La biopolitique que soupçonnait Foucault dans les années 1970 est déjà loin derrière nous, tout comme les antiques questions du corps et de l’âme, la distinction entre la res extensa et la res cogitans. Nous lisons, comme des manuscrits d’un autre âge, les interrogations d’un Merleau-Ponty sur le « corps propre », à la fois objet et moi-même, les subtils distingo d’un Valéry qui découvrait que nous avions quatre corps – nous-mêmes dans notre corps, celui que « nous voient les autres », celui du physiologiste, et enfin le corps imaginaire et réel qui comprendrait les trois autres – nous lisons avec nostalgie les découvertes émerveillées de Levinas du visage de l’autre, nous qui en sommes aux liftings, à la chirurgie esthétique, aux greffes de visage, à l’allotransplantation de tissus composites.

Bref, notre corps devient problématique, et nous prenons conscience qu’il nous pose des questions majeures, qu’il se joue, en lui, notre destin – personnel, social, politique, économique même. Comment penser ce nouveau corps, avec quels instruments – car nous avons appris à nous méfier des scientifiques, des moralistes, des humanistes, et les philosophes attendent, tranquillement, que la chouette de Minerve prenne son envol. J’ai donc choisi la seule voie qui me restait ouverte, celle du droit.
Pourquoi ? Par goût, bien sûr, mais surtout parce que le droit a accompagné cette révolution, à sa manière, évidemment ; parce que c’est à lui qu’on s’adresse quand on veut rendre efficaces des mutations sociales, quand on veut les imposer – qu’il s’agisse des inventeurs qui veulent breveter des gènes, des scientifiques qui désirent expérimenter sur des embryons humains, des citoyens qui exigent que leur corps soit respecté dans sa dignité, ou de l’État, enfin, quand il veut mener une biopolitique cohérente. Le droit est la dernière instance, celle qui légitime, qui produit des normes, qui intègre le nouveau dans l’ancien, qui fabrique une continuité, qui édicte le licite et l’illicite, le permis et l’interdit. Mieux encore : le droit hésite, résiste et cède, et on peut lire en lui les réticences, les remords, et la lente conquête de l’inédit. C’est cette avancée, à petits pas, vers l’inconnu qui en fait sa valeur généalogique – car le juriste, pour conjurer ses peurs, n’éclaire qu’un fragment d’avenir pour dévoiler, peu à peu, toute son étendue.

Je me suis donc lancé dans une recherche sur le statut juridique du corps humain, hors de toute philosophie, hors de toute sociologie, hors de toute histoire « historienne », en mobilisant les ressources du droit. »

Bernard Edelman

25,00 €
Parution : Avril 2009
ISBN : 978-2-7056-6875-4
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