Philosophie, N° 97 :
Ce numéro s'ouvre sur un document exceptionnel : la traduction, par H.-S. Afeissa, d'une conférence inédite de Heidegger, « Dasein et être-vrai chez Aristote », prononcée en 1924 à Cologne, dont le professeur F.-J. Brecht possédait des notes qu'il a données à T. Sheehan, lequel en a publié une traduction anglaise avant de les confier aux soins du traducteur français. La conférence porte témoignage de l'intérêt qu'a porté Heidegger à la philosophie aristotélicienne durant toute sa carrière, et permet de jeter un éclairage précieux sur la genèse de la pensée heideggérienne et l’élaboration du magnum opus de 1927 qu'est Être et temps. Deux points méritent particulièrement d’être soulignés : d’une part, la mise au jour du concept de vérité comme aléthéia ; d’autre part, les modalités tripartites d’occultation de l’être.
Le numéro se poursuit avec un article de B. Leclercq intitulé « Les présupposés d'existence de l'école de Brentano à l'école de Frege ». L'auteur part du constat de l'existence de deux lignées philosophiques fondamentalement distinctes - l'une partant de la notion d'inexistence intentionnelle chez Brentano, l'autre de la distinction frégéenne entre sens et dénotation –, notant qu'elles remettent toutes deux en question, de manière radicalement différente, l'analyse aristotélicienne et scolastique de la structure prédicative de la proposition. Il s'efforce de montrer que, bien plus que les thèses métaphysiques propres à Brentano et Frege, ce sont leurs types d'analyse logique distincts qui se situent en vérité au fondement des écoles qui ont procédé de leur pensée, ainsi que des thèses ontologiques de leurs successeurs. Il explique de la sorte l'hiatus paradoxal qui sépare Brentano et les brentaniens, de même que Frege et les frégéens.
Dans « Le platonisme aplati de Gilles Deleuze », S. Madelrieux élabore une critique empiriste de la philosophie de Deleuze, qui apparaît légitime, voire nécessaire, dans la mesure où le philosophe français s’est, depuis son livre sur Hume, fréquemment réclamé de l’empirisme. Des exemples précis permettent à l'auteur de mettre en évidence que les concepts deleuziens prennent le relais de notions métaphysiques que les empiristes ont toujours combattues (cause première, substance, moi, absolu, etc.) – notions qui posent toutes que le monde de l’expérience ne suffit pas à son auto-élucidation, mais requiert un principe transcendant qui permette d'en rendre raison. Le stratagème théorique de Deleuze serait ainsi d’avoir paradoxalement accordé le nom d'« immanence » à un tel dépassement vers un au-delà de l’expérience.
Le numéro se termine par la traduction et la présentation d’un texte de 1974 dû à une figure majeure de la philosophie sociale et politique anglo-américaine, Joël Feinberg – texte qui porte sur « Les droits des animaux et des générations à venir ». La question examinée est la suivante : quelles sont les entités auxquelles il est possible de reconnaître des droits de façon légitime ? La thèse défendue par Feinberg permet, selon un procédé dont la logique mérite d’être élucidée, d’étendre à tous les êtres vivants le statut de « digne de considération morale » – aux plantes aussi bien qu'aux animaux –, de sorte que l’article de Feinberg se trouve être, bien malgré lui, à l’origine de l’un des courants principaux de l’éthique environnementale contemporaine : le biocentrisme.
D. P.