La Forteresse : Scénario pour Michelangelo Antonioni
De nombreux réalisateurs ont déjà été tentés par l'organisation d'un film autour d'un personnage qui se trouve dans l'impossibilité physique de parler. Dans le cas présent, cette perte de la phonation serait sans doute liée au traumatisme violent d'un passé indicible : la folie incestueuse qui a conduit un officier supérieur au meurtre de sa propre fille... Cet ancien projet, resté vague dans ma tête, se voit tout à coup réactivé par de récentes retrouvailles avec mon vieil ami Antonioni. Comme vous savez, celui qui est, pour nous tous, un des plus grands cinéastes vivants - et pour moi le plus grand sans conteste - se trouve depuis plusieurs années atteint d'une disparition quasi totale de la parole, ainsi que d'une paralysie du côté droit qui l'empêche en outre d'écrire et cela sans que ses facultés mentales aient en rien diminué, aussi présentes dans son terrible regard que dans son soudain tendre sourire. On dirait presque, par moment, que l'acuité de sa compréhension, de sa participation à ce qu'il voit ou écoute, non seulement demeure intacte, mais s'est encore accrue sous l'effet du terrible interdit qui l'empêche de se servir du langage pour l'exprimer. L'enthousiasme que Michelangelo a manifesté, clairement, pour ma proposition d'un rôle d'acteur écrit sur mesure (et à sa mesure), mais qui serait cependant de pure fiction, me conduit à rechercher passionnément et de toute urgence (j'ai aussitôt retardé tous mes autres travaux) les moyens de tourner ce film que je suis en train d'écrire pour lui. Alain Robbe-Grillet, « Notes d'intentions », Septembre 1992.