Un chapeau léopard
Pendant vingt ans, quinze ans, et de plus en plus intensément avec le temps, le Narrateur eut l'oeil fixé sur Fanny, son amie. Il la considéra mille fois de dos, de profil, de face avec douceur car Fanny redoutait un peu les regards dans les yeux. Il était sensible à son corps dur, ferme, et parfois à demi mort comme celui de "L'homme pétrifié". Dans ce corps, quelque chose était figé et ne circulait pas : le sang ? la lymphe ? C'était avec des mots, ses mots - pauvres choses - que le Narrateur tentait de redonner vie à ce corps, d'y faire circuler la vie bouillonnante, intrépide, qui se tenait ramassée en Fanny au creux de son ventre comme un poing serré, une pierre, un enfant mort, une pauvre bête empaillée. Fanny est un personnage singulier, un être étrange, à la fois dans le monde et hors du monde, peut-être au bord d'un gouffre... Même son ami, le Narrateur, semble impuissant à cerner son mystère. Par intermittences, de manière extrêmement fugace, Fanny laisse entrevoir d'autres facettes de sa personnalité. La jeune femme au regard perdu peut être enjouée, rieuse, mutine. Derrière le masque lisse mais jamais plaintif qu'offre Fanny à son entourage, il existe d'autres Fanny : une Fanny bis, une Fanny ter, comme celle qui un jour a chapardé un chapeau léopard... Mais ces Fanny-là n'ont pas la place de s'exprimer, elles restent cloîtrées dans une enveloppe charnelle rigide. Ce qui est sûr, c'est que Fanny porte en elle une immense douleur, qu'elle est "différente". C'est cette différence que le Narrateur, rassemblant ses souvenirs, interroge inlassablement.