Revirements : Dans l'Antarctique du coeur

Dans l'Antarctique du coeur
Auteur : Hélène Cixous
Editeur : Editions Galilée

La famille se détruit.

– Il y a un mort, là, au milieu de la salle à manger, dit la Sœur. – Non, dit le Frère.

– Il y a un mort, ai-je dit. Ça, il ne faut pas le dire, ça, c’est ce qu’il ne faut pas dire. Ça, c’est ce que Famille signifie : quand il y a un mort dans la salle à manger, il n’en est pas question. Ça, il m’est revenu de le dire. Dans la famille, c’est à moi qu’il revient de le dire. Il faut bien dire que je m’y attendais. D’un côté, nous avons eu un mort dans la famille. Cet événement, nous l’avons engendré, au cours d’une violente querelle, O. et moi. De l’autre côté de la scène de famille, jamais n’avait brillé si clair tout un firmament allumé continuellement dans maman. Ce mort, me dis-je, c’est nous... Mais je suis la seule à le penser.

Avec la force de l’amour, on hait. « Tu me hais ! Tu me hais ! » s’écrie-t-on dans un ravissement forcené, et on sent bien qu’on hait la haine comme on aime. On est haimé de haine, on est contaminé. Et un frère dit : « Non ». On veut haïr caché, brûler sans flambeau.

Dans la fusion entre la littérature et la vie, j’avais écrit une pièce pour le Grand Théâtre. Puis je l’avais quittée. Elle vivait sur l’autre continent. Dans la scène dite « Mayerling ou La Plus Violente Dispute », l’Archiduc crie « Tu me hais Tu veux ma mort ». Toutefois, une voix se mêle à la voix qui désespère. C’est la Voix de son père, le père de l’Archiduc. On l’entend crier : « Tu veux ma mort », lui aussi. On ne voit pas l’Empereur. La scène est pleine de Voix. L’horreur d’être déchiré par l’être cher est en soi une mort ajoutée à la mort. On ne voit pas le père hurler mais ses cris sont reproduits à l’identique par le fils.

Et soudain, un coup de feu. L’Archiduc est tué. Pan. Cela aurait-il pu être mon frère ?

« Si tu pouvais me tuer, tu le ferais ici même ! », ai-je pensé. « Tais-toi », ai-je dit à ma pensée. Mais cela s’est dit quand même. La mort a les pouvoirs de se changer en nous. Quand elle arrive, rien au monde ne peut l’arrêter. Je voyais déjà la scène. Il y avait, dans la maison où se passaient ces événements exceptionnellement violents, le texte de la pièce que j’avais écrite pour le Grand Théâtre et donc, sans que j’en aie la moindre conscience, le scénario d’une scène dont le thème et les dialogues sont des doubles ou presque de la violente dispute. L’idée m’est venue qu’elle m’était peut-être entrée plus avant dans l’âme que je n’aurais pu l’imaginer. D’autres idées me sont venues.

Il y avait aussi un pistolet.

« Tu n’écriras pas moi vivant », me faisait savoir O. dans sa langue, la langue des portes qui claquent, des bris de porcelaine. Maintenant, O. menait ouvertement l’assaut contre H. pour l’empêcher d’écrire, O. libérait des explosifs dans la cheminée de l’escalier. Des vomissures de basalte.

O. me poursuit dans l’escalier. Il lève son pistolet. Cependant je poursuis O. à l’intérieur. Comme l’on sent obscurément que les liens du clan sont insécables par définition, d’une part on peut intensifier les violences, d’autre part on a un désir désespéré de se déchaîner, à la mesure de l’impossibilité de briser les liens du sang. Ces liens invisibles sont les causes les plus fréquentes des meurtres.

Si j’ai oublié que j’ai été un jour vraiment un auteur-à-théâtre, c’est parce que je suis retombée des hauteurs à théâtre. Je suis un ange déchu de rêve. En pleine volée de nuages, je me suis réveillée par mes cris d’en bas, mes cris de terre. Je criais : « je vais me tuer ou tu vas me tuer », et ça, ce n’était pas dans la pièce que j’avais écrite. Maintenant, je suis dans la pièce que je n’ai pas écrite, et où je suis jouée par les autres personnages, je ne peux pas quitter la pièce, je ne peux pas vouloir la quitter avant le dernier acte.

« Je veux être seule, dans ma maison qui est un livre plein de livres », c’est ce que je veux absolument déclarer à O., je veux lui déclarer ma solitude, ma maladie, mon livre, mon périple, je veux absolument proclamer à son bruit mon silence. Naturellement, on ne peut pas dire aux gens : « J’écris. Passez votre chemin. » Les lois de l’hospitalité sont implacables, à la fin la personne qui préfère écrire est condamnée à donner son manteau au voisin, à le laisser pénétrer de plus en plus profond dans la maison, à donner un baiser à la peste. Je ne peux pas dire à O. : « Ne sois pas O. » Et si je le disais ?

À ce moment-là, j’ai entendu claquer la porte, puis les mots : « Je pars ! » Comme si la porte elle-même avait clamé, comme ceci : « Je pars ! Pan ! Pars ! » Tout est dans le P !

Il y avait eu un coup de feu dans l’escalier. On reçoit la balle avant d’avoir perçu le coup de feu. Il était déjà parti.

– Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? a dit ma mère, un haricot en l’air.

– O. est parti.

Or, à peine O. parti, à peine O. partant, déjà en allant l’accompagner à la gare, j’ai senti un vrai chagrin prendre la place de O. On croit être au fond de son propre cœur, c’est une erreur. Un autre cœur bat autrement derrière le faux plafond du cœur. Tous, nous sommes des enfants, me dis-je. Sensation que O. a six ans. Ma mère aussi. Reviens, O. !

Revirements. Tout est revirement.

32,00 €
Parution : Septembre 2011
231 pages
ISBN : 978-2-7186-0848-8
Fiche consultée 12 fois