Nacres : Cahier
Ceci est un de mes Cahiers. Au cours de son temps de recueillette - près de deux ans -, il a tissé son petit volume de 2017 jusqu'à présent, sans avoir aucune fin de publication. C'est peut-être un témoin, à peine un confident. À moi il a porté secours et attention, discrètement. D'une certaine manière il serait comme l'incarnation de mon Inséparable, mon anima et mon animal mêmes, l'écriture, toujours là, mon double, mon autre, ma lumière avec mon obscurité, ma béquille et mon cheval, mon Esprit plus libre que moi, ma langue plus hardie et plus modeste que mon instrument pensant. Mon pinceau volant. Sans apparat et sans obligation, sans discipline et sans effets il est un corps mosaïque, hybride, sans genre particulier, composé d'instants de longueurs diverses et de profondeurs insistantes mais sans pression, de quelques fouilles et explorations du coeur. On y trouvera événements intimes comme mondiaux, rêves, conversations continuelles avec mes Immortels les morts chéris, les plus jamais mortels qui m'entretiennent, que ce soit Montaigne ou ma mère, ou Montaigne ma mère, ou tel bien-aimé, scènes de la vie quotidienne. Sous l'invitation pressante et chaleureuse de son éditeur à se présenter sans tarder, il vient s'offrir à la lecture dans l'état exact où il se trouve, spontané, sans apprêts ni corrections, sans maître, sans mettre de maquillage. Mais comme toujours taillé au vif de mes vies. Ce qui le distingue des quarante ou cinquante de ses prédécesseurs cahiers ? Rien, sinon que celui-ci a noté, distraitement, un trait inaugural : Il est celui où le sujet-scriptrice a déclaré la date, seule trace d'identification, à la rubrique « âge » 80 ans. P.-S. Qu'est-ce que ça fait « d'avoir » ce qu'on n'a pas : 80 ans ? Ça fait que l'écriture se lève de plus en plus tôt le matin, et s'en va plus tôt le soir, suivant le soleil. Ce cahier, si c'était un livre, serait un livre des petits embrasements de vies et des coups de mort. On n'y trouvera pas de méchanceté, du moins je le crois. Hélène Cixous, 27 mars 2019