Passagers clandestins
Constatant la méchanceté et la perversité des hommes, ainsi qu’il est raconté dans la Bible, Dieu décida de provoquer un déchaînement de pluies torrentielles et d’inondations sur la terre pour y détruire toute vie. Un homme, Noé, trouva toutefois grâce à ses yeux, car il apparaissait juste, pieux et intègre. Dans ces conditions, il fut choisi pour survivre et perpétuer sa lignée. Dieu, pour cette raison, dit à Noé de construire une arche. « Et Noé entra dans l’arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour échapper aux eaux du déluge », dit la Genèse.
« Rien ne s’est passé comme on nous le raconte, tout le monde le sait, écrit Timothy Findley. D’abord, on voudrait nous faire croire qu’il n’y a jamais eu de querelle ni de mouvement de panique – personne n’aurait été piétiné, aucun animal n’aurait hurlé, aucun être humain n’aurait poussé de hauts cris… (…). On voudrait aussi nous faire croire qu’il n’y a pas eu le moindre sentiment d’effroi – que Noé et ses fils, détendus à la poupe, sirotaient du porto et fumaient un cigare sous un auvent de toile rayée de bleu et de blanc, arborant probablement casquettes de yachtmen, pantalons de coutil blanc et blazers. Que Mme Noyes et ses belles-filles remontaient la passerelle à pas légers, apprêtées, pomponnées et bien au sec sous leurs parapluies, se retournant pour crier : « Au revoir, tout le monde ! » Et tous leurs amis de répondre : « Bon voyage ! » »
Cinquième roman de Timothy Findley, après le bouleversant The last of the crazy people (Le Dernier des fous, 1967) et avant le magistral Headhunter (Le Chasseur de têtes, 1993), Not wanted on the voyage (Passagers clandestins, 1984) est la réécriture de deux mythes fameux de la Genèse : celui du Déluge et celui de l’Arche de Noé.
Dans cette fable néo-fantastique, le grand auteur canadien n’hésite pas à pourfendre allègrement des croyances multimillénaires et s’en prend à la figure tutélaire du patriarche Noé (ici Mr Noyes), lequel est présenté sous les traits d’un être détestable : tyrannique, dominateur, cruel, entêté. Face à lui, la figure rebelle et sympathique de son épouse alcoolique et fantasque (MmeNoyes) qui a choisi le camp des opprimés, de tous ceux qui ne répondent pas à la norme : les « différents », les « pas-comme-les-autres », les marginaux, les laissés pour compte, les exclus (parmi eux des femmes, des enfants, des animaux), not wanted on the voyage, qui ne sont pas acceptés à bord. Sous la houlette de Mme Noyes, tout ce petit monde monte clandestinement dans l’Arche (on y trouve des animaux qui parlent, Mottyl, une chatte aveugle, des êtres hybrides et Lucy, devenue la figure positive de Lucifer) et vient contrecarrer l’entreprise de brutale sélection des espèces conduite par Noé. Le sinistre processus totalitaire est enrayé. La joyeuse résistance est en marche. L’autorité du « dictateur », du «fondamentaliste », de l’homme violent et violeur, sous les traits duquel Noé est présenté, est mise en échec par une femme, sa femme, toujours traitée comme quantité négligeable. Timothy Findley s’en donne à cœur joie, démystifie à tout va et le fait de façon subversive, voire blasphématoire.
En apportant un éclairage très personnel à cet épisode de la Genèse, Timothy Findley, pose de façon prémonitoire la question de la survie de l’homme sur terre et de toutes espèces animales aujourd’hui. Ce qui fait de ce roman une fable moderne nourrie par les grandes questions d’aujourd’hui : le dérèglement climatique, la disparition d’espèces animales, les souffrances infligées aux animaux, etc., toutes questions que le romancier, homme engagé, posa dès les années 1970.