Yanvalou pour Charlie
A Port-au-Prince, Mathurin D. Saint-Fort fait carrière à marches forcées dans un cabinet d’avocats d’affaires. Habile à capitaliser sur une corruption endémique, il a appris à se frayer efficacement un chemin dans le dédale des procédures légales aussi bien que dans celui des coups-fourrés juridiques. Issu d’un village misérable, talonné par une déplorable et sordide histoire familiale sur laquelle, par douleur et ambition mêlées, il a décidé de tirer un trait définitif, cet homme de trente ans observe avec une lucidité d’entomologiste la course à l’argent, au pouvoir et au sexe à laquelle chacun s’active autour de lui, tirant des intrigues qui se jouent sur le théâtre des intérêts, d’utiles enseignements pour sa propre accession espérée au sommet de la hiérarchie. Ayant pris le parti de ne s’embarrasser d’aucun bagage affectif encombrant, il vit seul avec, le soir, pour toute compagnie, une télévision, une guitare sur laquelle il joue sans talent particulier et un verre de whisky – quand il n’invite pas chez lui quelques dossiers en cours (ou plus rarement, une femme, de préférence « impossible » et un peu vénale).
Mais voilà qu’un jour un dénommé Charlie franchit, loqueteux, le seuil des bureaux immaculés du cabinet climatisé : ravagé par une détresse agressive et palpable, l’adolescent est venu dynamiter l’amnésie de Mathurin en lui rappelant son deuxième prénom, Dieutor, depuis longtemps jeté aux oubliettes, et en le sommant, au nom du passé honni, de lui venir en aide dans la vraie vie.
Charlie s’est échappé, dans des circonstances fâcheuses, du centre d’accueil où un religieux, le père Edmond, recueille ses pareils, des gamins cabossés par la vie et que leurs trop jeunes parents ont un jour abandonnés pour les confier aux soins de la charité institutionnelle. Dans le ghetto du « Centre », des enfants font alliance, à défaut de faire famille, sombrant le plus souvent dans la petite délinquance. Mais l’un de leurs raids sur une villa de riches a mal tourné et Charlie, en particulier, est dans de très mauvais draps…
En entendant prononcer le prénom qui convoque ses origines, Mathurin comprend qu’il va lui falloir sortir du refuge qu’il s’est inventé pour se colleter de nouveau avec le dehors, ses plaies ouvertes et la douleur du souvenir, et, ce faisant, renouer avec la misère d’autrui – comme avec la sienne propre. Entraîné par l’adolescent qu’il héberge, entre détestation et fascination, une semaine durant et qui lui raconte, haletant, halluciné, la geste de son bref et pathétique destin dans une urgence dont l’avocat avait oublié le rythme et la syntaxe, Mathurin-Dieutor embarque dans une aventure solidaire qui lui fait reparcourir, dans son beau costume de nanti cette fois, les cercles successifs de l’enfer.
Car Charlie n’est pas seul : il n’est que l’un des tristes porte-parole de toute une jeunesse crucifiée par le malheur de la pauvreté et des illusions où elle cherche l’oubli, qui s’enhardit enfin à demander des comptes à la société indifférente qu’incarne à présent Saint-Fort.
Voyage initiatique bouleversant au cœur même de la désespérance, Yanvalou pour Charlie est le grand roman de la tragédie de l’abandon des hommes par les hommes (en Haïti comme ailleurs) dans lequel Lyonel Trouillot semble notamment faire écho, à travers les quatre voix inoubliables par lesquelles s’incarne le récit, à l’immense enquête compassionnelle menée par un William T. Vollmann dans son essai Pourquoi êtes-vous pauvres ? (Actes Sud, 2008). Et la fiction s’impose ici, d’une force et d’une actualité brûlantes.