Zone

Auteur : Mathias Enard
Editeur : Actes Sud

Par une nuit décisive un voyageur lourd de secrets prend le train pour Rome, revisite son passé et convoque l’Histoire, dans un immense travelling qui mêle bourreaux et victimes, héros et criminels des guerres de la Méditerranée : une Iliade de notre temps.

Trajet, réminiscences, aiguillages, allers-retours dans les arcanes de la colère des Dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident la mémoire du passager de la nuit, fils d’un Français qui a fait la guerre d’Algérie et d’une pianiste d’origine croate. Adolescent doublement imprégné de patriotisme, puis d’extrême-droitisme, il a prolongé son service militaire en sections spéciales et autres commandos, puis s’est fiancé avec la très blanche Marianne.
Mais la guerre d’indépendance de Croatie, puis la Bosnie ont fait bouillir le sang qui coulait dans ses veines. Comme d’autres volontaires – Andrija surtout, dont il porte encore le deuil, et Vlaho le débonnaire qui finira mutilé – il est allé accomplir sa part de carnage, de viols, de cruautés (certaines scènes hantent encore ses insomnies). Saturé de violence, il s’est fait oublier quelque temps dans la mortifère Venise (où Marianne l’a rejoint et bientôt largué d’un féroce coup de pied dans les génitoires).
Puis il est rentré en France où il s’est montré peu bavard – avec son père, pourtant, il aurait pu confronter quelques souvenirs d’interrogatoires particuliers – s’est présenté et a échoué aux concours du Quai d’Orsay, est entré dans un Service du Renseignement où il a connu Stéphanie (deuxième amour, deuxième échec), puis s’est vu attribuer une “ Zone”…

Mais ce soir (quinze ans après ses premiers faits d’armes) c’est sous une identité d’emprunt que Francis Servain Mirkovic s’installe dans le train Milan-Rome pour ce qui devrait être le dernier voyage de sa carrière professionnelle. Au-dessus de lui, une mallette que par précaution il a menottée à une des barres du filet à bagages. Demain à Rome (où Carol Vojtila n’en finit plus de gésir sur son lit d’agonie) un représentant du Vatican lui donnera trois cents mille euros – l’allusion aux trente deniers de Judas le fait sourire – en échange du trésor patiemment rassemblé dans les marges de son activité d’agent du Renseignement français dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, l’ensemble du Proche-Orient).
Le contenu de la mallette : des années de missions et d’investigations. Un compendium d’archives, de fiches, de disques informatiques, d’images et de documents concernant des centaines d’individus – commanditaires ou intermédiaires, cerveaux ou exécutants, agitateurs et terroristes de toutes obédiences, marchands d’armes et trafiquants, criminels de guerre en fuite. Les hommes de l’ombre et de l’action – sans guerres, l’Histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d’ennui ! — qu’il a côtoyés, d’Alexandrie à Tel Aviv, du Caire à Jérusalem, d’Alger à Gaza ou Beyrouth.
Une dernière transaction et il pourra changer de vie, peut-être emménager avec Sashka, une jeune Russe, peintre d’icônes… Mais la nuit risque d’être longue. Le train démarre, Francis Servain Mirkovic allias Yvan Deroy est assis dans le sens contraire de la marche, adossé à son avenir – enfin ! – et les yeux tournés vers le passé qui défile…

S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, ne faudrait-il pas en effet choisir un train — un transport d’armes, de troupes, de prisonniers ou de déportés qu’on achemine vers les camps ? Mais dans ce roman d’une ambition hors normes (à bien des égards digne d’un Tsirkas, d’un Jergović ou d’un Vollmann) la phrase elle aussi inscrit sa trace opiniâtre, itérative, récurrente dans l’immensité de l’espace-temps méditerranéen dont toutes les batailles, dont tous les hauts lieux, dont toutes les figures belliqueuses sont convoquées et invoquées.
Phrase-palimpseste dont les méandres explorent peu à peu le charnier géopolitique qui horizontalement s’étend de Zagreb à Beyrouth, d’Istanbul ou Trieste à Barcelone. Méticuleuse entreprise qui verticalement fouille les strates successives des civilisations de la mare nostrum, retournant à Rome (bien sûr) comme à un recommencement de l’Histoire, et à Homère (bien sûr) comme au plus éternel des aèdes fondateurs.

Roman ferroviaire, circulatoire et archéologique qui ne cesse d’exhumer des tesselles, fragments d’une stupéfiante mosaïque où les héros littéraires (Genet à Chatila, Pound à Venise, Burroughs à Tanger) et guerriers (Hannibal en Italie, Cervantès à Lépante, Napoléon à Lodi) comme les cohortes de victimes (prisonniers des geôles syriennes, Arméniens génocidés dans le désert de Der el Zor, milliers de juifs de Salonique acheminés vers Auschwitz) et de bourreaux (l’espagnol Millán Astray, le croate Ante Pavelic, Franz Stangl le commandant de Treblinka et tant d’autres encore) prennent place ensemble dans la dérive d’un homme au carrefour de sa vie, de ses hontes et de ses défaites amoureuses — car c’est aussi par la trop enviable beauté d’une femme qu’est advenue la guerre de Troie….

Si documenté qu’il soit (parce que nourri d’Histoire mais aussi de témoignages de combattants), Zone n’en revendique pas moins la liberté de re-création – témoin le faux-vrai livre que feuillette Francis Servain Mirkovic dans cette nuit au terme de laquelle il voudrait se délester de ses armes et bagages. L’histoire littéraire, elle non plus, n’a jamais pu démêler ce qui, dans l’Iliade, est faux de ce qui est vrai, car la forme en est si tenue qu’elle semble défier toute hypothèse d’improvisation.
Par “coïncidence”, Zone comporte autant de chapitres – vingt-quatre – que l’Iliade a de “chants”, et chacun d’entre eux réfracte une péripétie du récit homérique. Le lecteur a-t-il seulement conscience du tour qui lui est joué ? Il y a entre Milan et Rome (et d’un chapitre à l’autre, entre les villes qui scandent ce voyage) le même nombre de kilomètres que de pages de littérature.
Qui osera désormais prétendre que le roman français a le souffle court ?

10,70 €
Parution : Août 2010
Format: Poche
516 pages
ISBN : 978-2-7427-9302-0
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